Le Menu #42 : triangle culinaire et civet de lièvre

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Bonjour,

Cette semaine je voudrais évoquer avec vous un concept important, mais pourtant encore assez méconnu, pour comprendre la cuisine. Il s’agit du Triangle Culinaire.

Ce concept a été développé en 1967 par Claude Levi-Strauss dans un article de la revue L’Arc qui se conclut par la formidable phrase que nous avons repris dans notre manifeste : « La cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, à moins que sans le savoir davantage, elle ne se résigne à y dévoiler ses contradictions ».

Vous trouverez sur notre site un long article que j’ai consacré à ce Triangle Culinaire. Pour vous en proposer un avant-goût, sachez qu’il existe selon Levi-Strauss trois catégories d’aliments : le cru, le cuit et le pourri. « Le cuit est une transformation culturelle du cru tandis que le pourri en est une transformation naturelle. Sous-jacente à ce triangle primordial, il y a donc une double opposition entre : élaboré / non élaboré, d’une part, et entre : culture / nature, d’autre part. » Voilà, en quelques lignes Claude Levi-Strauss vient de nous donner les clefs de compréhension du système culinaire d’une société.

Dans un deuxième temps, il va différencier le rôti (où la nourriture est directement exposée au feu) du bouilli (où la cuisson se passe par l’intermédiaire d’un récipient). Cela permet à Levi-Strauss d’affirmer que le rôti se situe du côté de la nature et le bouilli du côté de la culture.

Les choses se compliquent un peu lorsque Levi-Strauss ajoute une troisième opposition entre élaboré et non élaboré. Le cru et le rôti sont non élaborés alors que le cuit et le bouilli sont deux modes de l’élaboré. « L’affinité du rôti avec le cru provient de ce qu’il n’est jamais également cuit, soit de tous les côtés à la fois, soit en dehors et en dedans », précise-t-il encore. Le bouilli est lui lié au pourri (lien que l’on retrouve notamment dans l’expression pot-pourri).

Le contraste entre bouilli et rôti distingue également ce que Levi-Strauss définit comme une « endo-cuisine » réalisée pour un petit groupe familial à l’aide du bouilli (la poule au pot) « tandis que le rôti relève de l’ “exo-cuisine” : celle qu’on offre à des invités » lors de banquets par exemple.

Enfin, Claude Levi-Strauss aborde le fumage, la cuisson à la vapeur, le frit, le rôti au four et la cuisson à l’étouffée qui vont se positionner sur les différentes arête du triangle.

Voici donc en quelques lignes une présentation du Triangle Culinaire. Je vous invite à lire l’article de notre journal plus complet et surtout beaucoup plus clair (enfin je l’espère) sur ce concept essentiel de décryptage de la cuisine d’une civilisation. 

Je posterai bientôt un article appliquant le triangle culinaire à la cuisine française.

Triangleculinaire 2
Triangleculinaire 3

Une recette d’automne

À propos de cuisine, voici une recette de saison extraite de Chasseurs et gourmets ou l’art d’accommoder le gibier. L’auteur, Roger Vaultier, y parle de lièvre, de cèpes, de maïs et de vieille Victoire…

Civet de lièvre de la vieille Victoire

Vous commencez par faire mariner un beau trois quarts, c’est-à-dire un lièvre de l’année, de cinq livres de moyenne.

Après l’avoir dépouillé et vidé, vous mettez le lièvre dans un plat creux avec un demi-litre d’excellent vin rouge, puis un oignon coupé en rondelles, poivre, deux ou trois clous de girofle, quelques échalotes, persil, thym, laurier, un brin de romarin et de serpolet, une poignée de gros sel, et vous versez sur le tout quelques cuillerées d’eau-de-vie.

Vous avez pris soin de recueillir le sang-mêlé à un peu de vinaigre et vous avez mis de côté le foie du lièvre dont vous avez naturellement enlevé la poche de fiel.

Laissez mariner le lièvre toute une nuit. Le lendemain, vous foncez une tourtière ou une daubière à lièvre avec de la graisse et des couennes de lard, plus un quart de lard gras salé coupé en dés. Faites revenir les morceaux de lièvre que vous avez bien égouttés et même épongés complètement dans un torchon. Mettez à cuire avec un quart de jambon du pays coupé en dés et cinq ou six oignons. Lorsque le lièvre a pris couleur, vous flambez une bouteille entière de vin rouge de bonne marque, puis vous le saupoudrez de farine et vous y laissez tomber une pincée de quatre épices.

Faites prendre 1’ébullition. Puis ajoutez le jus de la marinade soigneusement passé, ainsi que deux gousses d’ail entières, un fort bouquet garni et un morceau de sucre. 
À partir de ce moment, entretenez un feu régulier, mais modéré, pour que le civet cuise pendant deux heures, et en tenant le couvercle constamment fermé. À moitié de la cuisson, vous ajoutez quelques cèpes séchés que vous avez mis à tremper pendant une heure à l’eau tiède, ou mieux encore mettez une poignée de cèpes frais, coupés en morceaux et revenus pendant dix minutes dans l’huile chaude.

Un moment avant de servir, vous écrasez le foie du lièvre au pilon, vous le mélangez avec le sang et une ou deux cuillerées d’eau-de-vie. Délayez avec un peu de sauce et mettez à cuire avec le civet.

À partir de cet instant, arrêtez l’ébullition et maintenez à côté du feu afin que le foie et le sang cuisent tout doucement.

Préparez des rondelles de pain grillées que vous frottez à peine avec de l’ail.

Rangez les rondelles dans un plat creux, dégraissez un peu la sauce s’il y a lieu et posez les morceaux de lièvre dans le plat. Recouvrez le tout avec la sauce, non sans avoir retiré le bouquet garni. 

On peut également présenter ce plat d’une façon plus originale encore en supprimant les champignons et les croûtons à l’ail que vous remplacerez par cette savoureuse bouillie de maïs :

Cette délicieuse bouillie que les gens du pays appellent tantôt des rimotes, tantôt des pous est, avec quelque variante, ce qu’en Franche-Comté on nomme des gaudes. La préparation en est simple et vous avez le choix entre deux méthodes. Pour ma part, écrit La Mazille, je préfère de beaucoup le second procédé qui consiste à délayer la farine (de maïs) avec un peu d’eau tiède et lorsqu’elle est bien liée, d’y ajouter peu à peu l’eau bouillante. Vous remettez le tout à cuire en tournant sans cesse avec une cuiller de bois et quand la bouteille est bien installée sur un feu très modéré, vous pouvez la laisser mijoter tranquillement pendant une heure au moins et même davantage. Cela n’en est que mieux. 

Que si vous servez cette onctueuse bouillie, à la surface ridée comme une vieille paysanne, dans une soupière en faïence rustique, vous égayerez votre repas en mettant sur la nappe une note vive et dont les couleurs paraîtront plus fraîches à côté de la sauce brune du civet.

Un exquis mot

La définition de cette semaine est extraite de Néologie ou vocabulaire des mots nouveaux à renouveler ou pris dans des captations nouvelles (1801) de Louis-Sébastien Mercier. Nous l’avions publiée dans le premier numéro d’Agueusie (toujours disponible en téléchargement).

Liévricide
subst. masc.
Autrefois, si un lièvre mangeait les choux d’un paysan, il existait un tribunal, connu sous le nom de la capitainerie, qui envoyait aux galères celui qui avait commis un liévricide.

Des nouvelles des petits fretins

Vous avez peut-être entendu ma charmante voix dimanche dernier sur France Inter dans l’émission “On va Déguster” pour évoquer La Monographie du café. Si ce n’est pas le cas, vous pouvez la réécouter ici.

D’autre part, 250 manières pour apprêter les œufs est disponible alors que L’Heptaméron des gourmets est en précommande sur notre site et sera disponible le 7 octobre prochain. Attention, ce livre est un chef d’œuvre absolue. Il est considéré comme le plus beau livre de la cuisine “moderne”. Bref, je vous le recommande tout particulièrement car les livres d’Édouard Nignon (Éloges de la cuisine française et Les plaisirs de la table) sont tous formidables.  Si vous ne connaissez pas bien Édouard Nignon, vous pouvez retrouver son portrait sur notre site.

Vous pouvez également écouter les prochains épisodes de Radio Cuisine – podcast qui donne à réentendre les chroniques radiophoniques qu’Édouard de Pomiane présentait sur Radio Paris entre 1923 et 1929. Il y sera question de la cuisine des Grisons (vendredi 1er octobre) et de deux plats des bords de Loire (vendredi 8 à 20 h).

Et pour finir, quelques vers de Guillaume Apollinaire qui est l’un des sept auteurs à participer à L’Heptaméron des gourmets :

 

 “Pas d’amour maintenant ma poule. 
Sers-nous un bon petit repas.”

 

Voilà, c’est tout pour cette fois.

À la revoyure !

 

Laurent, poisson-lune chez Menu Fretin

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