L’art du thé en Inde et ses origines anglaises

Il aura fallu beaucoup d’acharnement aux Anglais pour que le thé passe du statut de tradition impériale à celui de boisson nationale mais aujourd’hui, les Indiens consomment 80 % de leur production et ils devraient même d’ici peu avoir besoin d’en importer pour répondre à une consommation toujours en hausse. 
par Céline Brisset

Sur les trottoirs de Mumbai, au milieu des stands de cuisine de rue qui se montent et se démontent du petit-déjeuner au dîner, le chai wallah, celui qui fait le thé, lui, s’installe pour la journée. Ici, comme dans toutes les villes indiennes, les bassines de thé fumant trônent à tous les coins de rue, sur des petits stands de fortune, des premières heures de l’aube jusqu’à très tard le soir. Réchaud à gaz, pots de sucre et de thé noir, lait, pilon à épices pour certains, théière en aluminium et petits verres, tout est là, à portée de main autour de celui qui fait et qui sait. Quelques gouttes de liquide brûlant léchées dans le creux de la main et il sait si le thé est prêt. Le chai, comme on dit ici est un thé au lait que l’on boit très sucré et très chaud dans des petits verres. Selon les régions, il peut aussi être épicé avec du gingembre, de la cardamome, de la cannelle, des clous de girofle ou encore de la badiane, on l’appelle alors chai massala, thé au mélange d’épices. Chaque recette est unique et selon le lait utilisé sa consistance est plus ou moins crémeuse. « Riche et crémeux, le lait de bufflonne fait le meilleur chai. Tour de main pour faire tourbillonner le thé dans le fond de la casserole, mouvement de bras théâtral pour le verser en ruban dans une petite jarre en métal ou pour puiser dans le pot de lait avec une louche à long manche, répartition dans les verres sans qu’une goutte ne s’échappe : l’office du chai wallah est un spectacle d’une stupéfiante précision. » nous précise Catherine Bourzat dans Saveurs indiennes (2001). Fixe ou ambulant, le chai wallah se promène aussi, théière sous le bras, dans les couloirs des bureaux et dans les arrière-boutiques ou encore dans les trains avec percolateur et gobelets en papier de wagon en wagon. Épicé ou non, le thé est devenu en moins d’un siècle la boisson nationale indienne, celle que l’on boit dans tous les milieux, dans toutes les castes et dans toutes les régions du nord au sud du pays.

Héritage anglais
Contrairement à certaines idées reçues qui voudraient que les Anglais aient rapporté le thé de leurs colonies indiennes, il s’avère que c’est au contraire un des nombreux héritages qu’ils leurs aient légué. Les indiens qui étaient géographiquement entourés de pays habitués à boire du thé n’avaient jusqu’alors jamais été conquis par cette boisson qu’ils considéraient au mieux comme médicinale. La population du Sous-continent buvait traditionnellement et depuis toujours de l’eau, des laitages et occasionnellement du café dans les régions sud du pays. Il faudra attendre le début du xxe siècle et une volonté acharnée de l’Empire Britannique pour que les Indiens commencent à boire du thé avec plaisir. Rappelons au passage que le thé, introduit en Europe par les Portugais et commun à la cour du Portugal, arrive à la cour d’Angleterre dans les années 1660 grâce à la portugaise Catherine de Bragance nouvelle épouse de Charles II et qu’il devint un siècle plus tard la boisson la plus populaire des Îles Britanniques. À tel point que le marché des importations de thé chinois sur le sol anglais explosa : en 1720 il comptabilisait 12 700 tonnes contre 360 000 en 1820. Grâce à une nouvelle voie maritime l’acheminement des cargaisons depuis la Chine était plus simple et les prix beaucoup plus abordables pour les classes populaires anglaises qui l’adoptèrent très rapidement. À la fin du xiiie siècle, les Anglais avaient définitivement adopté le thé comme boisson quotidienne aussi bien dans les salons de la haute société qu’à l’usine. Mais à cette époque, seuls le Japon et la Chine produisaient du thé et les Japonais ayant fermé leurs frontières à tout commerce extérieur, les Anglais étaient entièrement dépendants des chinois qui contrôlaient stratégiquement les prix du marché. Il n’y avait aucune culture de thé en Inde alors que les Anglais qui y étaient implantés depuis le xviie siècle y cultivaient de l’opium qu’ils utilisaient comme monnaie d’échange contre le thé chinois. L’opium permettait au Royaume Britannique de se fournir en thé à moindre coût mais la fragilité des relations avec la Chine et les prémisses de ce qui deviendrait bientôt la fameuse guerre de l’opium, encourageait plus que jamais l’Angleterre à trouver de nouveaux fournisseurs et de nouveaux lieux de production pour assouvir sa soif.

Espion anglais
Alors que tout le monde pensait que les théiers ne poussaient que dans les régions chaudes et humides de la Chine et du Japon, un certain Robert Bruce sujet du Royaume, découvrit avec surprise en 1823 des plants sauvages de théiers dans la région d’Assam. Il faudra pourtant attendre 1834 et l’arrivée dans la région du lieutenant Andrex Charlton, certainement plus persuasif, pour que le Royaume via la Compagnie Anglaise des Indes Orientales, décide de s’investir pleinement dans les premières cultures de théiers sur le sol indien. Malgré la création la même année d’un Comité du thé, l’expérience et les connaissances agricoles des hommes de science anglais et des Indiens faisant défaut, la production se résume vite à une succession d’échecs. L’enjeu économique étant de taille, la Compagnie Anglaise des Indes Orientales n’hésite pas à monter une véritable mission d’espionnage industriel. En 1848, elle envoie en Chine le botaniste Robert Fortune, déguisé en chinois, pour infiltrer plusieurs lieux de production. Sa mission réussie, il revient en Inde avec 20 000 plants de théiers et surtout une dizaine de « maîtres de thé » chinois qui livrent au Comité leurs secrets de culture, de taille et de transformation des feuilles.  Sur les conseils de ces experts, les Anglais développeront avec succès des plantations au sud du pays dans les Nilgiri, dans les zones montagneuses du Darjeeling et dans les plaines d’Assam au nord. Entre-temps, le croisement involontaire des théiers sauvages d’Assam et des théiers chinois importés donnent une nouvelle variété hybride, baptisée Camelia Sinensis Assamica

Plus amer que le Camelia Sinensis de Chine, les feuilles indiennes sont alors traitées par fermentation, procédé inspiré de certaines méthodes chinoises qui donne aux feuilles une couleur beaucoup plus sombre. Le thé noir ainsi transformé a l’avantage de se conserver beaucoup plus longtemps et d’être plus facilement transportable et commercialisable. Il faudra tout de même plus d’une vingtaine d’années pour que les plantations deviennent réellement rentables et que la qualité des productions soit régulière. Mais grâce à une incroyable propagande commerciale au cours des différentes expositions coloniales de l’époque en Europe mais aussi en Australie et aux États-Unis, les producteurs de thé noir indien arrivent en quelques années à concurrencer le marché chinois. Les importations en Angleterre de thé de Chine chutent alors de 90 % à 10 % entre 1870 et 1900.


Les chinois écartés, l’Empire Britannique peut contrôler et commercialiser de façon complètement autonome les importations de thé sur le sol anglais grâce aux cultures indiennes de Camelias Sinensis Assamica. Les plants s’étant désormais particulièrement bien adaptés, ils réalisent alors que la production permettrait aussi, vu l’ampleur du pays, de subvenir aisément à un marché local extrêmement enrichissant. Une fois de plus, tout est histoire de persuasion car en ce début de xxe siècle la population indienne qui s’est un peu plus familiarisée à la culture du thé n’est en revanche toujours pas convertie à cette nouvelle boisson, qu’elle considère encore comme une lubie européenne hors de prix. Au début des années 1900, la Corporation de thé indien nouvellement créée et gérée par les Anglais pour faire la promotion du thé, embauche donc une armée de démonstrateurs pour sillonner l’ensemble du pays et faire une grande campagne de séduction auprès de la population et des commerçants. Du nord au sud, dans les grandes villes tout comme dans les petits villages, ils proposent sachets de thé et dégustations de boissons chaudes agrémentées de toutes sortes de cadeaux pour amadouer aussi bien les hommes que les femmes, de toutes castes et de toutes religions confondues. Mais dans un pays où les traditions religieuses et les interdits alimentaires sont très présents, le marché a beaucoup de mal à prendre. Il faudra attendre plus d’une dizaine d’années et l’industrialisation croissante du pays comme tremplin pour que les habitudes commencent à changer. Dans Le curry, une histoire gastronomique de l’Inde (2005), Lizzie Collingham note que :
« La guerre rendit les industriels plus attentifs aux conditions de travail de leurs ouvriers, et on les persuada d’accorder à leurs employés des pauses de temps libres pour boire du thé. (…) En 1919, la cantine était implantée comme un élément important du paysage industriel. Ainsi, le thé entra dans la vie indienne comme partie intégrante du monde industriel qui commençait à se développer dans l’Inde du xxe siècle. Le réseau de chemins de fer signala le début de l’ère industrielle en Inde, et la Corporation de thé en fit le véhicule d’un capitalisme national. Ils recrutèrent du personnel qu’ils équipèrent de bouilloires, de tasses et de paquets de thé et les mirent au travail dans les gares. (…) Les instructeurs européens eurent beau montrer aux vendeurs la façon correcte de préparer le thé, ceux-ci n’en faisaient qu’à leur tête ajoutant au thé beaucoup de lait et de sucre. (…) C’était une boisson bon marché qui accompagnait bien les chapatis, les pommes de terre épicées et les biscuits qu’on pouvait acheter aux petits colporteurs qui se mettaient à courir le long des fenêtres des wagons dès que le train entrait en gare. Des échoppes de thé, divisées en sections musulmanes et hindoues, firent leur apparition dans les gares pour répondre aux besoins des voyageurs. »

Street food
En dehors des usines, le long des rues mais aussi dans les gares, les échoppes et les stands de vente de thé chaud se multiplient. Hors du foyer, loin des préoccupations des castes et des différences de religion, ces quelques mètres carré de trottoir deviennent de nouveaux lieux de sociabilité où les hommes se mélangent et se côtoient plus facilement et où il n’est pas rare par exemple, de trouver l’un d’eux lisant le journal à haute voix pour l’assemblée. L’habitude de boire du thé à la place de l’eau, du babeurre ou encore du lassi se développe de plus en plus mais, infatigable, la Corporation du thé continue sa grande campagne de promotion au-delà des années cinquante. Il aura fallu beaucoup d’acharnement aux Anglais pour que le thé passe du statut de tradition impériale à celui de boisson nationale mais aujourd’hui, les Indiens consomment 80 % de leur production et d’après une étude menée en 2007 par le Indian Tea Board, ils devraient même d’ici peu avoir besoin d’en importer pour répondre à une consommation toujours en hausse. Bien plus qu’une boisson, le chai, tout comme les chai wallahs font aujourd’hui entièrement partie de la vie quotidienne et du paysage indien et comme le souligne le témoignage de Santosh, chai wallah dans les rues de Mumbai : « Since I began selling tea 15 years ago, the area has changed dramatically. Many of the small businesses where I once delivered chai have been replaced by large office buildings which I can’t enter. But many people working in the new developments have become regular customers, preferring my chai made with thick milk and fresh ginger to the tea bags available in their offices. » Les vendeurs de thé ne sont pas près de disparaître.

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