Le leadership de la cuisine française en question

Par Laurent Seminel

Article paru dans Gastronomie Magazine N° 18 de novembre 2013

 

Les 5 et 6 octobre derniers, s’est déroulée la première édition des Entretiens de Toury-sur-Jour. L’occasion pour Gmag – qui en était l’instigateur et l’organisateur – de mener une réflexion sur l’image de la gastronomie française à l’international.
Loin des querelles de clochers, ces deux jours ont permis de faire naître une prise de conscience des bouleversements qui ont eu lieu dans la gastronomie mondiale et des nouveaux enjeux qui ont éclos. La cuisine française dans sa diversité et son effervescence conserve une place mais doit, pour reconquérir son rang, retravailler son discours en l’adaptant à l’époque. 

Face à l’éclatement des savoirs et au cloisonnement des discours, la nécessité s’impose, peut-être plus que jamais, de créer un lieu d’échanges indépendants, capables d’offrir à la fois le temps de l’écoute et la confrontation des points de vue. L’expérience que nous avons voulu créer avec les Entretiens de Toury s’inspire librement du principe des colloques de Cerisy et repose sur l’idée que pour penser ensemble, il faut vivre ensemble. La première édition s’est déroulée les 5 et 6 octobre 2013 au Domaine de Toury dans la Nièvre.

Décrypter les enjeux, accompagner les tendances, scruter les évolutions, depuis maintenant trois ans, Gmag est un observateur attentif de la gastronomie française. Aujourd’hui, nous souhaitons renforcer la réflexion sur les enjeux économiques et stratégiques de la gastronomie française et notamment son image à l’étranger.

En mettant sur pied cet événement au Domaine de Toury, propriété d’Antoine Boucomont, président de Le Delas et cofondateur de Gmag, nous avions pour but de créer un espace de réflexion qui, au fil des ans, se renforcera d’autres compétences. En réunissant un petit groupe d’experts durant une « mise au vert » dans la campagne nivernaise, nous voulions prendre du recul et faire que les débats puissent se prolonger sans contraintes (de temps, de proximité, de public…) pour permettre à la parole de se libérer et aux solutions de se faire jour.

Quelle est la place de la cuisine française dans le monde ? Qui sont les nouveaux leaders ? Comment devient-on leader et influent ? Quels sont les leviers d’influence ? Où se trouvent-ils ? La cuisine française doit-elle rayonner à l’étranger ? Doit-elle être influente ? À quoi cela sert-il ? Quels bénéfices pouvons-nous tirer de cette influence ? Quelles en sont les incidences économiques et culturelles ? La cuisine peut-elle et doit-elle être un outil du soft power ?

Autant de questions auxquelles les experts participants aux premiers Entretiens de Toury ont tenté d’apporter des réponses pertinentes.

Ces experts sont appelés « sapiteurs ». Ce terme, dont l’étymologie remonte à 1736, vient du latin sapere, « savoir ». Il désigne habituellement un expert chargé d’estimer la valeur des marchandises, un commissaire chargé de conduire une enquête publique ou un expert auprès des tribunaux. Le nom « sapiteur » possède également une étymologie commune avec l’adjectif « sapide », qui désigne ce qui a un goût, une saveur. Les fameux « corps sapides » dont parlait Brillat-Savarin. Les sapiteurs sont choisis en fonction de leur expertise. Ils peuvent être historiens, universitaires, journalistes, économistes, chefs d’entreprise, cuisiniers.

Les sapiteurs des premiers Entretiens de Toury étaient : Agnès Benassy-Quéré, Sophie Mise, Pascal Ory, Jean-Claude Ribaut, David Sinapian et Célia Tunc, avec la participation de Paul Pairet, chef du restaurant Ultraviolet à Shanghai et d’Antoine Boucomont, directeur de la publication de Gmag. Les débats étaient animés par Nicolas Chatenier, directeur de Peacefullchef et Laurent Seminel, directeur de la rédaction de Gmag. Benoît Bordier était en charge de régaler les sapiteurs lors du dîner du samedi.

Un rapide tour de table

Le beau temps n’était pas vraiment de la partie pour cette première édition des Entretiens de Toury. Après un rapide tour de jardin nécessaire à la cueillette des légumes du repas du soir, nos sapiteurs se sont installés au sec au salon pour entamer les discussions.

Un tour de table à permis de cerner la perception que chacun avait de l’état de la gastronomie française. Sophie Mise mettait en avant l’image vieillissante de la cuisine française : « Nous existons toujours mais nous sommes en train de passer à l’arrière-plan, même si nous avons un certain nombre de chefs implantés à l’étranger. Notre image est plus diffuse et moins pointue qu’il y a cinquante ans. Le leadership de notre enseignement culinaire commence à baisser également. Nous étions là aussi les leaders, ce n’est plus forcément le cas aujourd’hui. »

Pour Pascal Ory, il est important de préciser le terme « gastronomie » : « Pour moi, la gastronomie n’est pas synonyme de cuisine. La gastronomie, c’est la culture de tout ce qui touche à l’alimentation. L’état de la gastronomie, ce n’est donc pas l’état de la cuisine. Dans l’image de la gastronomie française, demeure l’image d’un pays qui accorde beaucoup d’importance à ces choses-là, au-delà de tel plat, de tel chef ou de tel restaurant. C’est quelque chose qui demeure et est parfois interprété négativement : la France serait un pays en déclin, car elle accorderait trop de temps à la gastronomie. »

Même si Londres ou Barcelone ne remplacent pas Paris, aujourd’hui, les références
ne sont plus nationales mais internationales. Nous avons refilé le virus de la gastronomie aux autres. Ils développent leur propre style avec toutefois un certain nombre de référents qui sont partis de France. »

Pour Jean-Claude Ribaut, les responsabilités du déclin de la gastronomie française sont clairement établies : « Nous sommes soumis à une pression des Anglo-Saxons. Le 13 août 2003, le New York Times publiait un papier qui affirmait que la cuisine française était morte et que désormais tout se passait en Espagne. Tout cela juste parce que quelque temps auparavant, Dominique de Villepin avait refusé d’accompagner les Américains en Irak. Nous sommes dans un monde où les Américains tentent de prendre le pouvoir, avec les attaques systématiques de la cuisine française de la part des 50 Best par exemple, qui sont financés par les géants de l’industrie agroalimentaire. Il existe un échange culinaire avec le Japon. Mais la cuisine américaine ou nordique, c’est du pipeau, ça n’existe pas. »

Célia Tunc est, elle, plus nuancée : « Ce qui ressort des réunions du Collège culinaire de France, c’est qu’il faut arrêter de se poser cette question qui peut être nuisible à force. Il y a peut-être un problème d’image, mais notre gastronomie n’est pas en péril. Nous ne sommes plus tout seuls, mais tant mieux, car ainsi l’ensemble de la gastronomie progresse. On nous avait prédit que nous mangerions des pilules en l’an 2000, on en est loin. Beaucoup de chefs français se voient encore proposer des missions à l’étranger, c’est un signe que notre gastronomie est encore forte. »

Enfin, pour terminer ce tour de table, David Sinapian précise que « ce n’est pas la gastronomie française qui est en déclin, mais le restaurant. Aujourd’hui, trois jeunes sur cinq qui se lancent dans la restauration vont échouer, indépendamment du talent du chef. Nous sommes un secteur peu soutenu, mal vu, montré du doigt comme une population de nantis alors que c’est très compliqué aujourd’hui de manager un restaurant en France. Et pendant ce temps, certaines cuisines étrangères sont soutenues. »

Quel est l’état de la gastronomie française ? Quelle est sa place dans le monde ? 

Qui sont les leaders ? 

Mais commençons par le commencement, où en est la cuisine française ? « Au moment où la mondialisation est lancée, la France est encore leader d’un point de vue culinaire », nous précise Pascal Ory. Jean-Claude Ribaut nous rappelle « qu’Auguste Escoffier a créé les dîners d’Épicure en 1909, organisant même un repas dans cent quarante villes du monde durant lequel dix mille personnes ont mangé la même chose en même temps. C’est un coup extraordinaire qu’avait réussi là Escoffier », conclut-il.

Comment la prédominance de la cuisine française est-elle née historiquement ? Selon Pascal Ory, le développement de la gastronomie française est lié à un modèle de société française. Cela démarre avec Louis XIV, avec un modèle monarchique, et cela va perdurer avec la Révolution française.

La bifurcation entre les cuisines anglaise et française se situe à la fin de xviie siècle, au début du xviiie siècle, suite à une révolution anglaise protestante et au triomphe du gentleman farmer – protestant puritain et « rosbif » – qui fait face à Versailles. Ces deux visions opposées vont s’affronter durant des siècles, la France compensant sur le plan culturel (et gastronomique) ce qu’elle perd sur le plan politique.

Depuis des siècles donc, la France est sur l’avant-scène de la gastronomie mondiale. On cite souvent en exemple la diversité et la richesse de ses produits et de ses terroirs comme un atout, le système impérial français ayant absorbé les régions, puis les produits du monde.

Pour preuve de l’influence toujours forte de la gastronomie française, les sapiteurs des Entretiens de Toury ont mis l’accent sur le nombre grandissant de cuisiniers japonais s’installant en France. Sophie Mise parle d’effet miroir entre la France et le Japon. Ce phénomène peut être dû au déclin démographique japonais pour Agnès Benassy-Quéré. Quoi qu’il en soit, David Sinapian souligne « qu’en termes d’exécution, de ponctualité, de palais, c’est le bonheur d’avoir des cuisiniers japonais en cuisine ». 

« Face à cet afflux, le savoir-faire français doit-il être protégé ? », se demande Jean-Claude Ribaut. Pour Pascal Ory, c’est clair : « Les Japonais qui s’installent en France, c’est tout bénéfice pour la France (la cuisine et les clients), car cela accélère les formes de métissage. Le plus spécifique dans la supposée supériorité française, ce n’est même pas la qualité supérieure du produit, mais l’importance accordée à toutes ces questions-là. Ce qui compte finalement, c’est que ce soit en France que se passe ce métissage. Si l’identité de la France, c’est une forme de sophistication, il faut alors continuer à absorber les apports extérieurs. D’accord, avec l’effet de miroir. Pour simplifier, mais c’est une idée à laquelle je tiens, il y a deux types de cuisine à l’échelle de la planète : des cuisines qui ont cherché une certaine sophistication et un certain formalisme parce qu’il y avait une structure de société qui le permettait (les cuisines de cours au Japon et en France). Et d’autres cuisines où il y a eu des problèmes de colonisation (les cuisines russe ou polonaise, espagnole…) et où c’est la cuisine familiale qui est au sommet. Quand il y avait une excellence, elle venait de l’extérieur. Ce n’est pas du tout la même structure. »

L’une des choses que l’on pourrait souhaiter serait de « faciliter l’obtention de visas pour les étrangers venant travailler au sein des restaurants français », propose Jean-Claude Ribaut. 

« Les stagiaires japonais de l’école Tsuji, ajoute David Sinapian, on les retrouve lorsque l’on va au Japon. Ils parlent de Pic, ce sont nos ambassadeurs. »

La gastronomie française est-elle donc élitiste ?

Dans un article publié dans la revue Gusto, Julia Czergo précisait à ce sujet « Grimod de La Reynière (inventeur de la critique et du discours gastronomique, NDLR) requalifie, pourrait-on dire, le rapport à la table des anciennes élites pour les nouveaux riches du Directoire, du Consulat et de l’Empire. Son discours inscrit d’emblée la gastronomie dans un héritage élitaire où trouve place la diversité des productions alimentaires de la province, que l’on connaît déjà en partie, mais dont on découvre l’ampleur grâce à la vaste entreprise de recension statistique des richesses (économiques) de la France et d’inventaires archéologiques, artistiques et historiques. »

« Elle est vue comme élitiste, mais elle peut être populaire », nuance David Sinapian. Pour Jean-Claude Ribaut, la gastronomie est nécessairement élitiste : « Les bons produits coûtent très cher. La gastronomie n’existe plus si elle est partout ». Pour Pascal Ory, les deux coexistent : « Ce sont ses deux jambes. La cuisine française est hiérarchisée parce qu’il y a eu une cuisine de cours mais, dans un autre genre, il y a eu la Révolution qui a dit que tout le monde pouvait participer. »

En parallèle, on peut noter que certains chefs deviennent des marques. La récente entrée au Comité Colbert de trois grands chefs français – Alain Ducasse, Joël Robuchon et Guy Savoy – semble le confirmer. Pour David Sinapian, si Anne-Sophie Pic entrait elle aussi au Comité Colbert, cela signifierait juste que l’on peut entrer dans l’élite avec un bagage culinaire.

Mais lorsque l’on parle de luxe, de quoi parle-t-on ? Pour Agnès Benassy-Quéré, le luxe est défini comme le premier décile le plus cher d’une catégorie donnée. En France, les exportations de luxe sont essentiellement agroalimentaires (52 %).

Pour Sophie Mise, les marques françaises qui exportent sont celles qui ont su créer des effets de gamme avec des leaders et des identifiants de marques. Le trois-étoiles français est dans ce cas.

Le vrai problème n’est-il pas l’opposition entre luxe et populaire ? « Quand on questionne le public sur ce qu’est la haute gastronomie, celle-ci est, pour une grande partie des gens, associée à quelque chose d’inaccessible. Alors que notre public à Valence est constitué à 70 % de gens modestes qui viennent vivre une expérience ou fêter un événement. C’est cela qui est étrange », confie David Sinapian.

La haute cuisine reste donc un produit de luxe. « On peut se dire qu’un dîner au restaurant c’est le coût d’une soirée à l’opéra » note Agnès Benassy-Quéré. C’est même le client qui contraint le cuisinier parfois. « Il y a des produits modestes comme le maquereau qui sont psychologiquement rebutants. Nous avons un plat de betteraves au café par exemple, il faut insister pour arriver à les vendre », explique Sinapian.

La cuisine populaire française ne serait donc qu’un fantasme ?

Pour Célia Tunc, « on est en train d’expliquer qu’il faut valoriser la cuisine française à l’étranger. Le problème, c’est que si on lui vend cela, il faut qu’il le retrouve dans son assiette. Or, 70 % des restaurants servent des plats industriels. C’est le combat que nous menons au sein du Collège culinaire. »

David Sinapian confirme qu’il y a « un vrai problème de qualité d’accueil. L’accueil est un faire-valoir de la cuisine. Je suis désolé, on peut avoir une très bonne cuisine de bistro ou de terroir, mais si on est mal servi, si l’établissement est sale, si les toilettes sont sales, on n’en gardera pas un bon souvenir. On considérera que c’est un mauvais établissement. » Le savoir-vivre à la française serait donc sur la corde raide.

« Il faudrait, selon David Sinapian, pouvoir mettre en avant les établissements qui font du bon travail, utilisent des bons produits et font appel a de bons professionnels, à côté de tous ceux qui sont défaillants et qui ne font rien pour progresser et être dignes de l’accueil que l’on doit réserver aux clients. »

Faut-il alors créer un label pour distinguer les « bons » des « mauvais » ? C’est sur ce thème que travaille en tout cas le Collège culinaire de France comme le rappelle Célia Tunc. Réserver la possibilité d’ouvrir un restaurant aux titulaires d’un diplôme est l’une des pistes envisagées. « Anne-Sophie n’a pas son CAP de cuisine, parce qu’elle a fait autre chose, note David Sinapian. Elle a bac + 5. S’il faut passer une certification pour ouvrir un restaurant, pas de problème, on la passera. »

Célia Tunc conclut la discussion en estimant qu’il faut aller « au-delà de la législation et faire ressortir les choses positives, en mettant en avant ceux qui font bien ».

Comment jouer collectif ?

Au-delà du décalage entre cuisine élitiste et populaire, la cuisine française ne souffrirait-elle pas d’abord d’un problème de génération ? « Quel est le jeune chef français qui rayonne à l’étranger ? » interroge Nicolas Chatenier.

Si tout le monde s’accorde sur le fait qu’il est nécessaire de parler d’une même voix, la question du vieillissement des leaders se pose. « Il faut que les vieux fassent de la place aux jeunes », s’exclame Jean-Claude Ribaut. « Il y a une jeunesse qui ne doit pas devenir une génération sacrifiée. Elle n’est pas assez connue, et défendue », ajoute David Sinapian.

Pascal Ory voit là « l’une des raisons de cette absence de solidarité. Cette génération qui va biologiquement disparaître mais qui s’accroche bien – et non sans raison, rendons-lui hommage – appartient à un moment précédant les contre-propositions d’Adrià. Ils jouent perso et ne vont plus changer à leur âge. Il faut penser aux générations suivantes. » Les choses sont dites : place aux jeunes.

Quels sont les leviers d’influence ?

Mais au fait, qui décide de l’influence mondiale ? Pour Pascal Ory, c’est clair : « Le coup est porté, ce n’est plus la France. » Rappelons que nous parlons ici de perception, d’influence et non pas de qualité de cuisine.

Pour Pascal Ory, « il y a eu trois âges des guides. L’âge Michelin, c’est l’idée qu’il y a des maîtres qui savent. Ils détiennent la vérité, sont anonymes et incorruptibles. Puis, les guides à l’américaine où l’on demande leur avis aux clients : c’est la démocratie style Zagat. Aujourd’hui, ce n’est plus cela, c’est l’éclatement, c’est libéral-libertaire. »

Ces trois âges correspondent à l’évolution de la société. Malgré cela, en France, les chefs se raccrochent au Michelin, car « il n’y a rien de pire que d’être dans le potage », déclare encore Pascal Ory.

 

La montée en puissance des 50 Best

Face à la baisse d’influence du Michelin, on assiste à la montée en puissance des 50 Best, classement mondial. À ce moment des Entretiens, le témoignage de Paul Pairet éclaire d’un autre regard les débats (voir encadré page de gauche).

Pour Pascal Ory, « c’est assez drôle de parler des 50 Best à partir de Shanghai, sachant que c’est à Shanghai que se situe le classement des universités ». Dans les deux cas, ce sont des critères anglo-saxons qui font loi. Pour lui, Michelin a raté le coche : « Si on laisse des structures de classement mondial s’installer, elles seront anglo-saxonnes si nous n’en sommes pas les fondateurs. Qu’il y ait un classement mondial, cela nous pend au nez. C’est classique, on commence par protester et finalement on l’accepte. Quelle que soit l’époque, il faut une communication en phase avec la société. Le Guide Michelin est vieillissant dans son type de classification. » Jean-Claude Ribaut est beaucoup plus virulent : « Les 50 Best ont été créés pour dégommer la cuisine française. Nous sommes dans une guerre stratégique où le goût n’a rien à voir. »

« Tout classement qui fait parler de la gastronomie est bon », tempère Célia Tunc. « Pour moi, les 50 Best sont indéboulonnables désormais, conclut David Sinapian. Les chefs sont vexés de ne pas être dans les 50 Best et, comme c’est pour la première fois un classement de la première à la cinquantième place, on peut dire, celui-là est meilleur ou moins bon que moi. Beaucoup regrettent de ne pas avoir eu cette idée avant eux. »

Il est essentiel de prendre en compte les différences qui existent entre le système Michelin et le système 50 Best. Comme nous le rappelle Pascal Ory : « Un guide anonyme, omniscient et centralisé, c’est l’église catholique. Maintenant, les blogs, c’est libertaire. Le storytelling du goût doit tenir compte de cela. Il ne doit pas en rester à Escoffier. » 

Car oui, qu’on le veuille ou non, les 50 Best existent et peu à peu imposent leur loi au monde de la gastronomie. Il devient donc urgent d’en comprendre les mécanismes et ainsi de pouvoir adapter notre stratégie, comme d’autres pays ont su le faire avant nous.

Quel discours pour la cuisine française ?

Aujourd’hui, c’est le discours hygiéniste, naturiste et protestant qui domine, précise Pascal Ory. Certes, mais comme le note Nicolas Chatenier : « Alex Atala et René Redzepi refont ce que Marc Verrat faisait il y a vingt ans. » Aujourd’hui, faut-il partir à la recherche du cuisinier naturiste français pour suivre la mode ? Pas sûr. Pas sûr non plus que le changement majeur dans les trente ans à venir – à savoir le vieillissement de la population, souligné par Agnès Benassy-Quéré – ouvre de passionnantes perspectives culinaires. 

Une question se pose à l’observation des succès successifs des cuisines espagnole et scandinave : peut-on reprendre le leadership sans innover ? 

Pour Pascal Ory, il faut une déstabilisation. « Il faudrait un chef un peu fou qui créerait un petit scandale, ce serait bien… » Jean-Claude Ribaut nuance, entre variante et variation. De toute manière, chaque mouvement nouveau a besoin d’un médiateur qui théorise et fasse du bruit. « À l’origine, les impressionnistes s’appelaient réalistes, nous rappelle Pascal Ory. C’est une affaire de médias qui a modifié leur nom pour la postérité. »

Sophie Mise explique que la « cuisine santé » de Michel Guérard a longtemps été intitulée « cuisine minceur » par les médias pour que cela marche. De même, le passage au « tout légumes » d’Alain Passard ne fut qu’un effet d’annonce très médiatisé, le chef continuant à servir viandes et poissons dans son établissement.

Pour Pascal Ory, il faut que la révolution corresponde à l’état d’esprit de l’époque. Ainsi, « la nouvelle cuisine qui est un effet de discours correspondait à un changement de société : les trente glorieuses, les cadres qui lisaient l’Express et l’idée de légèreté et de dynamisme. »

Les Français seront peut-être à même de récupérer le discours naturiste nordique au nom de la fraîcheur et du terroir. « On a quand même inventé le terroir », rappelle encore Pascal Ory. Jean-Claude Ribaut note à ce sujet la parution récente d’un article du New York Times intitulé : « Vive le terroir ! » Et le terroir peut même s’exporter car c’est une forme de compensation.

David Sinapian pointe le danger des modes éphémères et Célia Tunc propose une autre piste autour d’un point fort français : le savoir-faire culinaire. Pourquoi ne pas mettre en place une pépinière de succès de chefs sur le modèle des campus américains ? Une sorte de MIT de la cuisine. « À partir du moment où l’on reste un lieu de formation pour les élites qui nous concurrenceront, c’est bien. Il en demeurera toujours quelque chose », note Pascal Ory.

À ce stade, conclut Antoine Boucomont, nous avons déjà identifié deux points : le terroir et une sorte de hub de formation. 

Quelle politique publique pour la gastronomie ?

L’influence mondiale des gastronomies espagnole et nordique a bénéficié de l’implication de leurs gouvernements. On peut alors s’interroger sur l’attention portée par le gouvernement français à ce qui constitue un joyau du patrimoine national.

« Il n’y a personne au ministère de la Culture qui s’occupe de la gastronomie. Il y en a eu, mais ce n’est plus le cas. Il n’y a personne non plus au ministère de l’Éducation nationale », se désole Jean-Claude Ribaut

Sur le site www.france.fr, site issu du travail autour de la marque France, la partie gastronomie ne parle pas du tout de la haute cuisine et des chefs. Seuls les produits AOC et les recettes régionales sont mis en avant. Dans ce site censé présenter les atouts de la France, la haute cuisine française est ignorée. Il y a une partie consacrée aux industries du luxe et aux savoir-faire français, mais rien sur la haute cuisine.

Pour David Sinapian, la création des Cités de la Gastronomie est un « mauvais exemple de non décision ». L’idéal serait, pour Pascal Ory, « une politique gastronomique où les pouvoirs publics nationaux seraient à la manœuvre, qui intégrerait la stratégie des restaurants, la stratégie Unesco, ainsi que l’enseignement avec un État qui prendrait tout cela au sérieux. Il faut un volontarisme. Je ne magnifie pas la stratégie italienne, mais ils ont réussi à faire ce que l’on aurait dû faire il y a cinquante ans. La faculté des sciences gastronomiques, la France aurait dû la créer il y a cinquante ans. » 

Quelles retombées économiques ?

Au-delà de l’influence culturelle, il est important également de se pencher sur l’impact que peut avoir le leadership gastronomique sur le tourisme. « Il n’y a qu’à voir le nombre de personnes qui passent un week-end au Danemark pour aller manger au NOMA, remarque Célia Tunc. C’est autant de moins qui vont à Valence ou Barcelone par exemple. » Il faut savoir que les repas représentent entre un quart et un tiers du budget des touristes.

David Sinapian précise que chez Pic, la proportion d’étrangers a beaucoup augmenté cette année, pour dépasser les 50 %. Ces touristes viennent d’Amérique du Sud, de Chine ou de Suisse. Mais, poursuit-il, « cela suit toujours une couverture presse ou une action promotionnelle que l’on a menée ».

Si le tourisme est une valeur essentielle, il convient selon nos sapiteurs de faciliter la délivrance des visas pour que les touristes atterrissent en France, car c’est le premier pays visité qui profite le plus des dépenses touristiques.

Agnès Benassy-Quéré et Sophie Mise s’interrogent sur la possibilité de développer des offres touristiques mettant en scène la cuisine française avec des tour operators proposant des circuits gastronomiques en temps que tel, comme il en existe à l’étranger. La structuration de l’offre touristique semble bien être une piste à explorer. 

Agnès Benassy-Quéré souligne l’impact des échanges culturels sur les échanges commerciaux. En effet, « les échanges commerciaux entre deux pays répondent au modèle de gravité et dépendent du poids respectif de chaque pays (le vendeur et l’acheteur) et de facteurs culturels comme la langue, les liens coloniaux passés, etc. Ce qui a été montré, c’est que le commerce de biens culturels rapproche deux pays. Les Américains nous vendent des films et des séries, et du coup nous leur achetons des jeans et du Coca. La présence à l’étranger des chefs français pourrait faciliter la vente de produits de l’agroalimentaire », conclut-elle.

Mais, note-t-elle cela pose le problème des relations entre l’industrie agroalimentaire et les chefs, l’industrie étant toujours suspectée de vouloir se servir de la notoriété de la cuisine française. Mais, pour reprendre le principe du cinéma américain, nous pourrions considérer la gastronomie comme un bien culturel dont l’agroalimentaire « profiterait » sans qu’il y ait des liens formels. À ce propos, Sophie Mise pense que l’exception culturelle portée par la ministre de la Culture devrait être également associée à la gastronomie.

Pour Agnès Benassy-Quéré, cela est peut-être compliqué, car l’idée que l’une des forces de la cuisine française soit d’accueillir le reste du monde et de l’incorporer est assez opposée à ce que prône le ministère de la Culture à travers l’exception culturelle où l’idée est justement davantage de se protéger des invasions extérieures. 

Pour Pascal Ory, l’exception culturelle consiste à dire que les biens culturels peuvent faire l’objet d’un traitement particulier lors des règlements commerciaux. Pour Antoine Boucomont et Agnès Benassy-Quéré, la gastronomie, l’art de vivre, le terroir, ne renvoient pas une image de modernité. Associer la gastronomie de manière transversale à la technologie irait dans le bon sens, car l’image que renvoient les étrangers, c’est que la France est en train de devenir un musée.

Ce que confirme Pascal Ory : « Je reviens sur l’image de musée avec laquelle je suis entièrement d’accord. Mais, si je prends certaines façons de présenter une “démarche nature”, cela peut devenir moderne. » 

Tout ne serait donc qu’une question de forme et de présentation, comme le confirme l’anecdote racontée par Célia Tunc : « Quelqu’un qui était en Chine me racontait que les Chinois avaient perçu le message “So French so good” comme très arrogant, alors que les Australiens – qui utilisaient, eux, le slogan “So green so clean” – avaient cartonné : leurs exportations de lait avaient explosé en Chine. En effet, le côté clean rassurait les Chinois suite aux scandales du lait dans leur pays. » Encore une affaire de discours.

Quels outils mettre en place pour faire rayonner la cuisine française à l’étranger ?

Aujourd’hui, il existe en France, comme le souligne Sophie Mise, « une prise de conscience commune que l’on est attaqué de toutes parts et qu’il est donc temps de se mobiliser pour contre-attaquer. Arrêtons la langue de bois là-dessus ».

Il existe un décalage fort entre la perception de la cuisine française à l’étranger et sa réalité contemporaine. L’exemple du homard Thermidor donné par Paul Pairet est à ce titre édifiant. 

Il apparaît donc essentiel de repenser le discours autour de la gastronomie française. Car la concurrence est partout dans le monde. Après les Espagnols et les Nordiques, le Pérou essaie de s’imposer sur le plan culinaire. Et sa grande force, souligne Célia Tunc, « est d’avoir su se fédérer autour de Gastón Acurio. » « C’est aussi parce qu’ils partent de bas », ajoute Sophie Mise. 

S’il faut savoir s’inspirer des pratiques et des réussites des autres pays, il faut également bien connaître nos forces et nos faiblesses pour énoncer un discours audible. Pour Célia Tunc, il est important également d’identifier les leaders d’opinion dans les différents pays dont on veut attirer les gens. Si l’on reprend le sens de l’intervention de Paul Pairet, il convient de se concentrer sur la pointe créative. C’est elle qui va générer le discours. Quelle est la pointe en France ? Car il convient de braquer à nouveau les projecteurs vers la cuisine française. Il ne s’agit en rien de tout révolutionner. Les Boliviens, par exemple, vont mettre en avant le ceviche. Ce plat de poisson cru mariné est complètement dans la tendance et devrait se décliner dans le monde entier. Faut-il trouver un ceviche français ? Le principal problème de la cuisine française étant sa richesse, « on part avec tellement d’acquis qu’on ne sait plus par quel bout prendre le problème ».

Comment faire du storytelling avec la diversité française ? Peut-être en favorisant l’idée que la France, grâce à sa diversité, est capable de mettre en avant une personnalité (artisans ou chefs) tous les mois, là où les autres gastronomies n’ont qu’un ou deux chefs à promouvoir. Se servir de la richesse du banc, pour prendre une image footballistique.

Autre question qui se pose maintenant : comment organiser cette promotion de la diversité française ? Pour cela, et pour que l’intérêt collectif puisse prévaloir sur les intérêts particuliers, les sapiteurs proposent de mettre en place une agence de promotion de la cuisine française à l’international. Ce genre de structure existe pour le cinéma. Il s’agit d’UniFrance. Unifrance est placée sous la tutelle directe du CNC et est chargée de la promotion du cinéma français dans le monde. Le public contribue à financer le cinéma.

Pascal Ory rappelle « que le CNC est une structure unique en France et est un partenariat entre le public et le privé. Le public établit les règles générales de fonctionnement au profit d’une industrie intégralement privée. Il n’y a pas de cinéma public en France. Le cinéma français existe grâce à cela, sinon il serait mort. » 

Quel financement pour une telle structure ?

L’État n’ayant pas d’argent, plusieurs modes de financement de l’agence de promotion sont évoqués. Première idée, celle d’un écot très faible (quelques centimes) prélevé sur chaque repas et servant à financer le développement de la gastronomie à l’étranger sur le modèle du financement du cinéma évoqué plus haut ou de la taxe de séjour, qui sert à financer le développement du tourisme en restant une taxe minime pour le client. « La taxe de séjour est transparente pour le client », confirme David Sinapian. « Au Collège culinaire, le 1 euro par jour (coût pour le restaurateur de l’Appellation Restaurant de qualité), cela passe avec les restaurateurs ? », demande Nicolas Chatenier, à qui Célia Tunc répond : « Il faut que l’on améliore la communication. Cela ne rebute pas les restaurateurs, ce qui est difficile à faire comprendre, c’est que ce soit la profession elle-même qui s’organise. Les pouvoirs publics ne vont pas le faire, c’est donc à la profession d’agir. L’objectif était de dire que si on veut être un interlocuteur pérenne des pouvoirs publics, il faut être libéré de tout pouvoir financier, notamment face à l’industrie agroalimentaire. »

Pour Sophie Mise, « l’acceptation du financement par l’agroalimentaire pour accompagner des leaders, c’est un problème de fond. L’État ne peut plus payer donc il faut se tourner vers l’agroalimentaire. » « Mais l’agroalimentaire va être source de débats et de lutte de clan », précise David Sinapian.

« Quoi que vous fassiez, taxe ou partenariat, les critiques vont pleuvoir, précise Agnès Benassy-Quéré. Pourquoi ne pas faire une fondation pour profiter de la défiscalisation ? Cela créerait également une barrière avec une gouvernance propre et une séparation nette avec l’agroalimentaire. » 

« À partir du moment où il y aurait un
certain nombre de partenaires privés, cela diluerait naturellement le poids de chacun », ajoute Pascal Ory. De plus, avec l’idée de cette fondation, l’État n’a pas à mettre d’argent, ce n’est que du bonus.

L’autonomie financière de cette structure de promotion pourrait donc être multiple, avec un club de partenaires et une très minime contribution volontaire perçue sur les repas servis dans les restaurants. 

Restent encore quelques questions en suspens : les chefs sont-ils prêts à accepter une structure comme celle-ci ? Qui possède la légitimité, l’envie et le besoin pour la mettre en place ? Qui peut-être le leader légitime pour cette structure ? Un chef ? Un professionnel de la communication ?

Conclusions

« Il ressort de nos échanges qu’il faut d’abord forger un outil nouveau – qui pourrait être une fondation – disposant d’une large autonomie par rapport aux pouvoirs publics, mais encouragé et légitimé, labélisé par les pouvoirs publics. Cette fondation devrait trouver un mode de financement spécifique, tout cela permettant de développer une véritable politique gastronomique à l’échelle nationale, donc internationale. Par ailleurs, il semble évident qu’un tel projet n’a de sens que s’il permet
de tenir, de sophistiquer, un discours – on a beaucoup parlé de storytelling – qui tienne compte des tendances profondes des sociétés occidentales d’aujourd’hui, puisque tout cela se joue aussi à l’échelle internationale. On ne peut tenir un discours franchouillard qui ignorera qu’il y a des tendances profondes à l’échelle de l’Occident et à l’échelle de la planète. En particulier en ce qui concerne le rapport au naturel, à l’authenticité, au terroir – et sur ce plan-là, on a des arguments à faire valoir –, au développement durable. […] Je pense que l’on doit interroger les tendances profondes de nos sociétés pour voir comment, sans se forcer d’ailleur, mais en étant conscients de ce que l’on fait – on peut parler un langage d’aujourd’hui, éviter la ringardisation de l’image de la cuisine française qui nous menace en permanence. À la fois, je pense qu’on en est maintenant conscients parce qu’on est sur la défensive en face de gastronomies qui sont émergentes, dynamiques et solidaires, parce qu’elles ont à progresser. Mais, si on en est conscients, il faudrait désormais en tirer des conclusions pratiques », conclut Pascal Ory.

Partagez cet article sur les réseaux sociaux

Agueusie,
notre meilleure lecture
pendant les pauses café !

Vous n’êtes pas abonné ?
Foncez, c’est gratuit et enrichissant !