par Nicolas Chatenier et Laurent Seminel
Article initialement publié dans Gastronomie Magazine N° 21 de mai-juin 2014
2,5 millions. C’est le nombre de visites reçues sur le site Internet des frères Roca dans les vingt-quatre heures qui ont suivi leur accession à la première place du classement
50 Best en avril 2013. Un tel chiffre, si phénoménal, aide à percevoir l’influence du classement. En seulement douze ans, cette opération est devenue une caisse de résonance médiatique puissante, en même temps qu’un outil de structuration de la cuisine à l’échelle mondiale. Que l’on parle de chefs, de pays ou de cuisines, il y a clairement ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas.
Bien sûr, ce classement est faux. Disons le tout net. Comme tous les classements d’ailleurs. Il ne représente pas la réalité de la cuisine d’aujourd’hui. Il n’est pas non plus une photographie parfaite à l’instant présent de la valeur de tel ou tel chef. Il est immensément subjectif et le résultat d’une alchimie particulière et subtile qui associe la réputation et la notoriété des chefs, l’influence des partenaires qui financent l’opération, et la volonté de la rédaction de Restaurant Magazine de favoriser un style culinaire ou un pays plutôt qu’un autre. Le classement est un acte éditorial. Il est donc volontairement axé pour refléter une vérité vue à travers les yeux de ses auteurs anglais.
Il faut trancher cette question pour ne plus y revenir. La France de la cuisine doit cesser de s’interroger sur la question de la « fabrication » du classement. Cela fait près de dix ans maintenant que chaque mois d’avril venu, un large bataillon d’experts et de journalistes expose en France les travers de ce fameux classement. Même si ces commentaires sont justifiés, ils cachent largement ce qu’il y a de plus intéressant dans l’avènement des 50 Best. Cessons de le critiquer. Acceptons-le pour commencer à en comprendre les mécanismes et les conséquences. À l’heure où la cuisine commence dans notre pays à être timidement considérée comme un outil de soft power, il est grand temps de saisir les enjeux du classement et de délaisser les questions qui tiennent à son absence (évidente) d’impartialité.
Répétons-le : la puissance du classement des 50 meilleurs restaurants du monde est réelle. Faire partie des 50 ou même des 100 premiers assure à la fois un flux solide de réservations et de CV de collaborateurs. Les deux émaneront des coins les plus reculés du globe. Inutile de penser ici à la clientèle locale, voire nationale. Le classement est un outil aux dimensions mondiales, qui propulsent par miracle des restaurants ouverts à Londres, Lima, Le Cap ou Mexico dans un tourbillon médiatique incomparable.
Le classement est à l’évidence un changement d’échelle. C’est ce qui nous perturbe tellement, nous Français. La décision est désormais sans visage, presque déshumanisée. Elle ne vient plus d’un inspecteur, qui « ferait le voyage » (sic) pour évaluer un chef. Elle ne vient pas des clients, qui feraient connaître leurs avis. Elle ne vient pas plus non plus de la communauté culinaire française, qui pourtant chaque jour de l’année « refait le match », décernant des félicitations imaginaires aux chefs les plus méritants et dévalorisant les chefs les moins en vue. Non, la décision est devenue globale. À l’image des ingrédients qui traversent désormais la planète pour arriver dans les assiettes des chefs, la réputation des tables voyage à l’échelle du monde. Cela semble impensable et pour tout dire irrationnel. C’est pourtant bien réel. À travers la médiatisation, un Brésilien peut réserver chez les frères Roca comme un Français peut rêver d’un dîner à Ultra Violet de Paul Pairet à Shanghaï. Surtout, un critique argentin peut donner son avis sur une table italienne ou allemande. Le classement reflète à merveille cette abolition des distances. Cette nouvelle configuration va de pair avec des marques mondialisées comme San Pellegrino ou Diners Club, qui sont elles aussi présentes sur les tables d’Amérique latine ou de Hong Kong.
Le classement des 50 Best est un enfant de la mondialisation. Il nous faut arrêter de le dénigrer. Ses imperfections ne doivent pas nous arrêter de penser ce nouveau monde culinaire qu’il met en avant. Un monde globalisé dans lequel l’avion low cost permet aux journalistes comme aux clients de plus facilement rejoindre Copenhague depuis Paris que Laguiole ou Roanne. Le classement pose à chacun ce défi. Il est grand temps que la cuisine française retrousse ses manches, s’arme de son énergie et de ses savoir-fairev et parte elle aussi au combat.
La Clé anglaise
Géopolitique de la gastronomie française
Nicolas Chatenier
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