par Nicolas Chatenier
article publié dans Gastronomie Magazine N°19 de janvier 2014
Ils sont trois à figurer en ce début novembre en couverture du magazine américain Time : le Brésilien Alex Atala, l’Américain David Chang, le Danois René Redzepi. Une sainte trinité qui ne compte plus parmi elle de cuisiniers français. Disons le tout net : cette couverture aurait été impensable il y a trente ans. En 1976, c’est Michel Guérard qui fait la une de Time. Il vient de publier son livre Grande Cuisine Minceur aux États-Unis. Cette exposition médiatique confirme la résonance du mouvement français de la nouvelle cuisine sur la scène culinaire mondiale. L’influence est manifeste. Elle perdure jusqu’à la fin des années 1990.
Nationalisme culinaire
La cuisine est donc aussi affaire de communication. Cela n’a pas échappé aux chefs français. Paul Bocuse, le premier, utilise tous les ressorts de la discipline pour se mettre en avant, lui et sa bande de chefs. Il maîtrise l’art des déclarations qui font mouche comme celui des photos posées en veste de cuisine. Il façonne une figure de chef français jusqu’au bout des ongles, coq tatoué à même la peau et col tricolore. Dans la France de l’après-guerre, le nationalisme peut s’afficher de la sorte. Surtout quand, comme Bocuse, on a été blessé sur un champ de bataille quelque part sur une route alsacienne. Le message est clair : nous sommes des chefs français et proposons une cuisine française, à la fois rénovée, allégée et ancrée dans ses différents régionalismes. Ce message est adapté à l’époque. La cuisine française est en avance sur bien d’autres nations et elle le fait savoir en adoptant les bons canaux de diffusion.
La situation semble bien différente aujourd’hui. Ce mois-ci, Bertrand Grébaut de Septime est cuisinier de l’année 2013 pour le magazine GQ, Yves Camdeborde annonce son retrait de l’émission Masterchef, et Cyril Lignac nous présente Le Meilleur Pâtissier sur M6. Les chefs sont bien là, ils occupent l’espace médiatique. Mais leur présence est cantonnée aux médias nationaux. À l’étranger, ils « n’impriment » pas. L’expression récemment utilisée à propos du président Hollande est ici aussi utilisée à bon sens. Les chefs français continuent à produire l’une des meilleures cuisines du monde. L’une des plus variées, l’une des plus techniques, l’une des plus belles aussi. Notre savoir-faire d’organisation est indéniable : depuis Escoffier, l’organisation en brigades est la clé de voûte de la qualité au restaurant. Enfin et surtout, la formation culinaire française reste l’une des meilleures au monde. Notre cuisine a sans conteste des atouts. Mais elle ne parvient plus à les faire valoir à l’extérieur de ses frontières. Elle ne semble plus audible.
Retrouver le devant de la scène
Quelles seraient les conditions d’un retour de la cuisine française sur le devant de la scène ? Si ce n’est pas un enjeu tenant au contenu lui-même de notre proposition culinaire, c’est bien une question de communication qui nous est posée.
L’expérience de l’Espagne des années 2000, du Danemark et du Pérou depuis cinq ans, nous éclaire à travers leur capacité à propulser une cuisine aux avant-postes médiatiques. On retrouve dans chacun de ces exemples les mêmes ingrédients d’une communication réussie : un message adapté à l’époque véhiculé par un porte-voix puissant. Les Espagnols, à la suite des Jeux olympiques de 1992, au cœur du mouvement culturel de la Movida, de l’éclosion du designer Javier Mariscal, de la réussite du réalisa-
teur Pedro Almodóvar mettent en avant la cuisine technico-émotionnelle imaginée par Ferran et Albert Adrià. Les médias du monde entier relaieront, pendant près d’une petite dizaine d’années, les assiettes colorées et translucides, les trompe-l’œil et les formes géométriques que nous propose la cuisine espagnole. Ferran Adrià sera intronisé champion de l’innovation et fera notamment la couverture du magazine américain de nouvelles technologies WIRED. L’Espagne de ces années-là, énergique et en pleine croissance économique, nous parle ici d’avant-garde, de design et de créativité. Le message est cohérent et ne parle pas seulement de cuisine. Cette dernière n’est plus ici qu’un élément d’une stratégie de communication plus large, qui vient nous raconter le dynamisme espagnol de cette fin de siècle. Messages et porte-parole fonctionnent à l’unisson pour rendre audible cette cuisine espagnole renouvelée.
Le Danemark des années 2000 ne fait pas autre chose. Il associe un message à vocation mondiale et un porte-parole de talent en la personne de René Redzepi. Le message vient prendre le contre-pied du caractère artificiel de l’épisode espagnol. Il délaisse le surnaturel du faux caviar de saumon proposé par Adrià pour le remplacer par les mousses et les lichens des forêts danoises. La cuisine nordique nous parle à tous de développement durable, de locavorisme, d’une nature inviolée et pure qui ne fait pas plus de 20 km pour arriver dans nos assiettes. Elle n’est en aucun innovante : elle ressemble trait pour trait à la cuisine de Michel Bras des années 1990 et à la cueillette d’un Marc Veyrat. Sans le travail de ces chefs français d’avant-garde au début des années 1990, le phénomène Redzepi ne pourrait aujourd’hui exister. Il faut ici souligner l’universalisme du message que nous adresse le Danemark : qui pourrait en effet s’ériger contre les bienfaits de la Nature ? Qui pourrait critiquer ce retour aux sources, cette valorisation de la provenance ? Redzepi et sa tête pensante, Claus Meyer, mettent dans le mille, comme Paul Bocuse et Michel Guérard l’ont fait trente ans auparavant. Ils réussissent à parler aux médias internationaux de sujets qui résonnent parfaitement avec l’époque. À l’allégement et à la cuisine minceur tellement en vogue dans les années 1970 succèdent le retour à la nature et le locavorisme des années 2000. En s’accrochant à ces valeurs incontestables et positives, ce petit pays qu’est le Danemark s’embarque dans une campagne de promotion mondiale. La cuisine n’est d’ailleurs par leur seul outil de promotion. Le succès mondial des séries danoises comme Borgen ou The Killing, ou encore la réussite de la chanteuse Agnès Obel, viennent confirmer à quel point le Danemark a le vent en poupe. Comme à chaque fois, la cuisine résonne avec son époque. Le Pérou n’échappe pas à la règle. Dans une démarche similaire, le chef péruvien Gaston Acurio nous parle de cuisine néo-andine, d’ingrédients multicolores, d’Amazonie. Il met sur pied une proposition cohérente qui dynamise le développement économique de ce petit pays du continent sud-américain. Il associe chefs et producteurs, et offre un contenu apte à séduire les médias internationaux. Le chef Alex Atala, installé à São Paulo, suit la même démarche en valorisant les produits amazoniens et en insistant sur l’aspect inédit de ces ingrédients qui n’ont jamais été auparavant cuisinés. Pour appuyer sa démarche, il a emmené il y a quelques mois trois journalistes influents à le suivre dans ses pérégrinations amazoniennes : Lisa Abend de Time, Mattias Kroon du mensuel suédois Matt & Vaner, Allan Jenkins de l’Observer à Londres se sont retrouvés en pleine jungle à la découverte des trésors de cette partie du monde. Quelle meilleure méthode pour faire valoir auprès de médias influents un terroir et une cuisine ?
Un message clair et universel
Ces exemples nous enseignent l’importance de la communication qui consiste à produire du sens à travers un message suffisamment clair, pertinent et distinctif pour qu’il soit repris par le système médiatique. C’est ce dont la cuisine française manque actuellement : une capacité à transformer nos atouts en messages originaux et percutants.
Pour y parvenir, trois pistes nous semblent pertinentes : la première réside dans la construction d’un message à vocation universelle et humaniste. Nous autres Français souffrons de nous intéresser exclusivement aux sentiments personnels et à l’individu. Notre cinéma en est un bon exemple, caractérisé par un amour des situations intimistes et personnelles et une étude approfondie des sentiments et des émotions. Or, nous avons abordé la cuisine des trente dernières années de cette manière en glorifiant des destins de chefs exceptionnels, des personnalités hors normes qui, chacune, nous parlent d’elles, de leurs ambitions. De Joël Robuchon à Yannick Alléno, d’Olivier Roellinger à Pierre Gagnaire, d’Alain Passard à Alain Ducasse, se sont construites des carrières exceptionnelles bâties sur une cuisine d’expression qui nous communique un regard culinaire, qui est celui du principal intéressé. Rarement nos meilleurs chefs nous parlent du monde, de ses enjeux, de sujets globaux. Or, les médias internationaux, le plus souvent anglo-saxons, s’intéressent plus que tout à des valeurs humanistes et planétaires. Ce qui explique le succès du locavorisme de René Redzepi, qui évoque le rapport à la nature, ou l’intérêt de Ferran Adrià pour l’innovation à travers laquelle s’exprime une vision planétaire du progrès. Notre cuisine doit renouer avec l’universalisme. La quête de l’allégement et de la minceur chère à Guérard n’était pas autre chose. Le message concernant tout un chacun, il proposait au-delà de sa cuisine une vision du monde. Nous devons retrouver ce message humaniste et universaliste, et cesser de parler de nous. Redzepi parle plus souvent de cuisine nordique que de sa cuisine. Adrià faisait en sorte d’associer ses amis chefs espagnols à ses prises de parole. À nous d’engager des démarches similaires et d’aborder les grandes questions qui intéressent aujourd’hui la planète sous le prisme de la cuisine. Deuxième évolution : épouser les contours de l’époque pour diffuser cette parole. Une présence accrue dans les médias nécessite d’utiliser à la fois les techniques les plus abouties de communication comme les plus traditionnelles. Le communiquant d’aujourd’hui conjugue la force de Twitter avec la présence physique que permet l’avion. Le voyage est essentiel. Il faut pouvoir porter la parole en personne, être présent pour être incontournable. Alain Ducasse l’a bien compris en étant présent à la fois au congrès MAD de René Redezpi fin août et à Lima en septembre. Redzepi, quant à lui, n’a pas eu peur d’un aller-retour d’une grosse vingtaine d’heures d’avion pour être présent à peine vingt-quatre heures à Lima en septembre dernier. L’Italien Massimo Bottura parcourt lui aussi le monde de manière effrénée et tisse sa toile d’événements en événements. L’époque appelle à la mobilité.
De la nécessité du Spin Doctor
Enfin, dernière composante de cette démarche : le recours à des communicants. C’est une évidence : en trente ans, la communication s’est progressivement professionnalisée et complexifiée. Le naturel insensé d’un Paul Bocuse ne saurait aujourd’hui suffire dans un univers globalisé et hautement concurrentiel. L’appui de professionnels est nécessaire pour mettre au point le message et identifier les voies optimales de diffusion. C’est un savoir-faire à part entière qui permet de s’assurer que le message sera bien compris et diffusé. Surtout, le porte-parole n’est souvent pas le mieux placé pour trouver le ton juste. Le communicant professionnel est un sparring-partner idéal permettant de préparer une prise de parole. L’absence d’un tel professionnel dans l’entourage proche de François Hollande a été maintes fois citée pour expliquer les « couacs » manifestes de sa communication. Il est d’ailleurs amusant de constater que les Danois, déjà si efficaces avec René Redzepi, ont mis en valeur cette fonction en inventant le personnage de Kasper Juul dans la série Borgen déjà évoquée. L’homme est le spin doctor, le communicant, du Premier ministre Birgit Nyborg. Il a notamment pour fonction de lui permettre d’analyser comment son message sera compris par son audience. Dans un monde de communication qui fonctionne toujours comme la méthode du « téléphone arabe », c’est-à-dire en modifiant le sens à chaque transmission d’information, c’est là une fonction essentielle : s’assurer que le message diffusé sera entendu le plus parfaitement possible. Même si la cuisine contemporaine ne ressemble pas, tant s’en faut, à la complexité du débat démocratique, il nous apparaît clair que la présence d’un ou plusieurs spin doctors serait donc un atout essentiel pour permettre à la cuisine française d’être mieux entendue et plus influente. Surtout, au risque de faire entendre une voix dissonante face à une profession qui a toujours préféré être autonome et régler ces questions par elle-même, il nous semble bienvenu que ce professionnel ne soit pas lui-même cuisinier.
Message, porte-parole et communicant sont bien les éléments d’un triptyque d’une communication réussie. La cuisine française a diablement besoin de cet accompagnement pour faire face à la concurrence exacerbée à laquelle elle est confrontée. Ses atouts sont réels et ne sont pas en cause. C’est sa prise de parole au niveau mondial qu’elle se doit de renforcer.
La Clé anglaise
Géopolitique de la gastronomie française
Nicolas Chatenier
14,00€