Interview par Laurent Seminel
Article publié dans Gastronomie Magazine N° 18 de novembre 2013
En marge des Entretiens de Toury, nous avons rencontré Alain Ducasse. Son avis sur le sujet nous semblait pertinent. Qui d’autre en effet que lui dispose à la fois de la vision et de la légitimité internationales aujourd’hui en France ?
Gmag : Où en est le leadership de la cuisine française ?
Alain Ducasse : Le leadership de la cuisine française n’est pas en péril, ce qui est en péril, c’est la caisse de résonance qui doit d’abord être nationale, européenne puis mondiale. L’influence de la cuisine française baisse car personne ne s’occupe de faire valoir sa vitalité et sa diversité. Or, il faut prendre cette vitalité comme un atout pour le pays. Il faut une prise de conscience – je ne sais pas quand elle va arriver – des collectivités locales, des pouvoirs publics et des politiques de ce que représente la restauration et de ce que représente son ombre portée (la viticulture, les arts de la table, les producteurs…) en termes de retombées économiques. À cela, personne ne prête attention parce qu’ils doivent croire que l’on boit du champagne tous les jours… Je trouve que l’industrie de la restauration dans son ensemble (du plus petit au plus grand restaurant) est délaissée. Alors que les pays nordiques, les Espagnols, les Brésiliens, les Péruviens ont pris conscience de cela et ont préempté la restauration comme un vecteur de communication et d’économie. Pour le rayonnement d’un pays, cela à une influence.
Gmag : Quelles sont, selon vous, les raisons de cette baisse d’influence ?
Alain Ducasse : Y avait-il un seul journaliste français présent à Copenhague lors du Nordens Mad Festival alors qu’il y avait trente journalistes de tous les pays ? Il y avait juste Pascal Barbot et moi. Nous ne sommes pas conscients de l’atout que notre industrie représente pour l’économie du pays. Ce n’est pas un problème de gauche ou de droite, c’est général. Il va donc falloir nous prendre en charge nous-mêmes. Nous, la profession.
Au Danemark et en Espagne, le rôle des spin doctors a été essentiel. Est-ce possible en France ?
Alain Ducasse : Les pays nordiques partent de rien avec un discours lancé par Claus Meyer. Les Danois, les Norvégiens, pour la nécessité de la cause, sont ensemble. Ils parlent et agissent d’une seule voix. En Espagne, l’État, les régions ont contribué à la médiatisation de la cuisine espagnole. En France, cela ne fonctionne pas.
Gmag : La diversité actuelle de la cuisine française n’est-elle pas un frein à son identification et donc à son influence ?
Alain Ducasse : La plus belle diversité culinaire reste la cuisine française. Il n’y a aucune cuisine au monde où, dans un même territoire, il y a autant de talents et de diversités.
La cuisine française, c’est l’excellence d’un savoir-faire et d’une pratique professionnelle évidents, qui servent à ce que chacun exprime une cuisine différente.
Les cuisiniers français ont leur solfège, leurs techniques et ils s’expriment. Il faut que la caisse de résonance parle de cette diversité et de ce foisonnement. Oui, c’est vrai que cette profusion de diversité peut brouiller la ligne éditoriale commune de la cuisine française. Mais il faut précisément dépasser cela, il faut vraiment que la caisse de résonance parle de cette diversité, de ce foisonnement.
Gmag : La gastronomie, n’est-ce pas simplement raconter une histoire ? Il faut raconter une histoire mais pas raconter des histoires.
Alain Ducasse : Il faut aller au bout de l’histoire que l’on a décidé de raconter. Je ne raconte pas la même histoire chez Allard ou au Meurice. Un restaurant est une destination, je veux que l’on me raconte une histoire. Chez Allard, on va refaire la cuisine comme en 1975. On n’y raconte pas la même histoire qu’au Terroir parisien, qui est un bistro contemporain… Au Meurice, c’est un exercice végétal, radical, au cordeau, élégant, raffiné. Ça va plaire ou non, peu importe, ce n’est pas le sujet. On va raconter deux histoires différentes en allant jusqu’au bout.
Gmag : Qui s’occupe de la gastronomie en France ?
Alain Ducasse : Le seul qui avait préempté le sujet au ministère de la Culture, c’était Jack Lang. Je l’ai dit à Aurélie Filippetti : « Le souvenir que l’on a dans notre profession, c’est le soutien de Jack Lang à notre industrie. Il serait important pour nous que vous meniez une véritable action, comme lui. »
Qu’a-t-elle répondu ?
Alain Ducasse : Elle a montré un intérêt. Mais il n’y a pas eu de suite. Je dois la relancer pour lui dire qu’il faut agir. J’ai rencontré les différents ministres pour leur expliquer l’importance de prendre en compte la restauration. La restauration est une industrie avec une main-d’œuvre forte et non délocalisable.
Le problème est aussi qu’ils n’ont pas d’interlocuteur véritablement représentatif ? Vous ?
Alain Ducasse : Non, pas moi. Je ne suis pas représentatif de la profession. Je ne souhaite pas en être le porte-parole.
Mais lorsque vous créez le Collège culinaire de France, vous l’êtes d’une certaine manière ?
Alain Ducasse : Oui, le Collège culinaire de France est un outil de lobbying pour que, petit à petit, on nous écoute un peu mieux. Si on ne se prend pas en charge nous-mêmes, personne ne va nous aider. Je ne fais pas ça pour moi. Cela ne va pas m’empêcher d’ouvrir à Pékin ou ailleurs. Le sujet ce n’est pas moi, c’est la cuisine française : on doit travailler pour les quarantenaires. On doit tirer les autres et jouer collectif.
À Copenhague, il n’y avait de pas de distinguo entre les petits et les grands, ils étaient tous au même niveau. Ils étaient tous à œuvrer pour taper sur le même tam-tam. Il y a peut-être des conflits entre eux, mais là, il y avait une communauté d’intérêts. C’est à cela qu’il faut arriver : oublier les intérêts personnels pour faire résonner ensemble la cuisine française.
Il faut arrêter de croire que je fais cela dans mon intérêt personnel. Le groupe doit être plus fort que l’individu. On n’a pas encore réussi, mais je ne désespère pas. Les combats, nous en avons mené d’autres et on va continuer. Inévitablement, il n’y a pas d’autre route que d’y aller ensemble. C’est inéluctable. Peut-être que la prise de conscience n’est pas actée, mais cela va venir. C’est un constat : la perte d’influence est en cours. Moi, je ne vais pas en souffrir ; le problème, c’est pour les suivants.
La Clé anglaise
Géopolitique de la gastronomie française
Nicolas Chatenier
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