Quel a été le sens de cette inscription ? Quelles en ont été les étapes ? Qu’a-t-elle apporté aux Français, à la France et aux professionnels de la gastronomie ? Pour tout comprendre de ces enjeux et comprendre les conséquences de ce qui a été fait – ou pas – lors de cette inscription, il reste urgent de lire l’essai de Julia Csergo, responsable scientifique de la candidature,La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ? dont voici le préambule.

Le 16 novembre 2010, conformément au souhait exprimé en 2008 par le président Nicolas Sarkozy, le « repas gastronomique des Français » était inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité (PCI). Six ans après, on peut s’interroger sur le sens de cette inscription, sur ce qu’elle a apporté aux Français, à la France et aux professionnels de sa gastronomie, producteurs, transformateurs, artisans et cuisiniers.
À première vue, le bilan semble faible, les véritables enjeux de cette inscription ayant été, si ce n’est mal compris, du moins largement sous estimés. De ce fait, on peut dire que cette inscription, par manque de volonté politique, a raté la cible qu’elle aurait pu prétendre viser si le dossier avait été traité en fonction des enjeux géoéconomiques liés à la Convention de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel promulguée par l’Unesco en 2003.
Cette Convention s’intègre en effet dans un dispositif d’instruments internationaux relatifs à la sauvegarde de la diversité culturelle, c’est-à-dire à des accords qui peuvent protéger des règles de marchés, les biens et services culturels inscrits dans le territoire des identités. Pour comprendre cette occasion manquée de défense de notre gastronomie sur les marchés internationaux à travers ce nouvel outil qu’est le patrimoine immatériel, il nous a semblé nécessaire de revenir sur les visées qui ont présidé à cette candidature, sur les débats qui ont accompagné son processus, sur les usages qui ont été faits de l’inscription, mais aussi sur ce qui pourrait être fait aujourd’hui.
Est-il utile de retracer cette démarche passée, les choses étant ce qu’elles sont, et les regards devant se tourner vers l’avenir ? Sans aucune hésitation, je pense que oui.
D’abord parce que seul l’éclairage que donne l’histoire, fut-elle récente, permet de comprendre le présent et de construire l’avenir. Ensuite, parce que cette réflexion est la seule qui permette d’identifier les enjeux auxquels cette inscription aurait pu prétendre, afin que les inscriptions de patrimoines alimentaires et gastronomiques, dont nous ne pouvons qu’appeler à la multiplication dans les années à venir, puissent les prendre en compte. Car il est aujourd’hui urgent de faire du patrimoine gastronomique un instrument de défense des produits et des savoir-faire français sur les marchés mondialisés. Enfin, parce que nous pourrons le faire à deux conditions : penser librement nos forces en matière de gastronomie, et nos faiblesses en matière de politiques culturelles de la gastronomie ; et utiliser les inscriptions au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco pour ce qu’elles sont, à savoir des instruments de défense de la diversité culturelle, qui sont susceptibles d’autoriser des politiques commerciales dérogatoires aux règles du libre-échange qui pourraient être utiles à certains secteurs de production.
Car, on ne peut que le déplorer, depuis six ans, cette politique culturelle et économique n’a jamais été pensée et organisée en France. Pourtant, ailleurs dans le monde, les États et les acteurs sectoriels de l’alimentation et de la gastronomie ont bien compris son importance. Ce qui les conduit à mener aujourd’hui, à partir d’inscriptions au PCI de l’Unesco, des politiques, plus ou moins offensives, de valorisations économiques et touristiques de certaines productions alimentaires. Nos gouvernements successifs, et les cinq ministres de la Culture qui se sont succédé entre 2008 et aujourd’hui, s’en sont, quant à eux, désintéressés.
Le dossier de candidature a été politiquement conduit de façon désordonnée. Aucun ministère ne s’est emparé de l’outil formidable que représente cette inscription, autrement que pour des visées communicationnelles et pour des évènements destinés à mettre en avant l’apparat de notre « République monarchique ». Dans une démesure de références, plus ostentatoires les unes que les autres, aux fastes des tables aristocratiques, à Versailles, à l’Élysée, à l’hôtel de Lassay, dans les salons du Quai d’Orsay, voire dans la chapelle de la Sorbonne, et même à l’hôtel de la Marine, les ors de nos monuments historiques ont servi de décors à des chefs étoilés qui ont endossé, pour servir la France, le costume de ces cuisiniers français que l’Ancien Régime et l’Empire avaient mis au service de sa grandeur. On leur doit certes le fait que le style culinaire français ait pu acquérir des lettres de noblesse partout dans le monde. Mais aujourd’hui, alors que la position de la gastronomie française est menacée, notamment par les offensives venues du monde anglo-saxon, et par les crises récurrentes que connaît le monde agricole, ce marketing du faste monarchique, à la fois désuet et arrogant, est-il l’instrument le plus efficace pour défendre notre culture de la table, qui va bien au-delà de la haute cuisine ?
Il faut en faire le constat. Au-delà de l’embarras affiché par certains ministères et de l’ostentation cultivée par d’autres, nos gouvernements n’ont pas fait grand-chose de cette inscription. La Mission française pour les patrimoines et les cultures alimentaires (MFPCA), un des acteurs importants du dossier, s’est substituée à ce qui aurait dû être une initiative de l’État, en faisant enregistrer, à l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI), la marque « repas gastronomique des Français » : mais pour en faire quoi en termes de politiques publiques et d’intérêts collectifs ?
Il me paraît donc utile de revenir sur cette inscription pour mieux envisager les moyens par lesquels des politiques culturelles de la gastronomie doivent être mises en place afin de bénéficier au mieux aux intérêts des acteurs du tissu productif français – agriculteurs, éleveurs, pêcheurs, maraîchers, boulangers, fromagers, pâtissiers, confiseurs, chocolatiers, fromagers, charcutiers, bouchers, viticulteurs, cuisiniers, lesquels, malgré le poids croissant des charges et des normes, continuent à produire, dans l’excellence des règles de l’art, les biens matériels à travers lesquels peut exister notre culture immatérielle de la gastronomie.
À travers ce bilan et ces propositions, je poursuis l’engagement qui a été le mien dans cette inscription, et qui confronte tout chercheur aux questions de détournement de sa recherche par le politique. C’est un fait, le physicien et essayiste Jean-Marc Lévy-Leblond l’a fort bien exposé, la science est avant tout l’expression d’un projet social. Il ne peut en être autrement. Dans ce dossier, dit de la gastronomie française, le politique a constamment irrigué l’action des protagonistes, y compris la mienne. C’est lui qui a décidé de la candidature, de l’élément à inscrire, c’est lui qui a donné des moyens d’action, c’est lui qui a mis en place un dispositif de contrôle, de suivi et d’instruction du dossier. Pour l’universitaire que je suis, et qui a accepté la mission de responsabilité scientifique de la candidature, cette expérience illustre ce nœud qu’entretiennent le politique et le scientifique. Car, il faut le dire clairement, le savoir, fut-il historique, est loin d’être un savoir objectif, neutre ou pur. Et à ce titre, le chercheur n’est certainement pas un agent purificateur de quoi que ce soit. Le savoir est un récit qui se construit et se produit dans un contexte historicisé, qui le détermine, dont il porte l’empreinte et dont il témoigne.
Et c’est la subjectivité du chercheur qui est ici à l’œuvre.
Il en est de même de la production de patrimoine qui procède, du moins en France, d’une construction sociale que Lucie K. Morisset analyse très judicieusement à la lumière des vieilles théories d’Althusser, pour y reconnaître un appareil idéologique d’État.
C’est en effet pour répondre à une demande politique que j’ai inventé le « repas gastronomique des Français. » Je dis inventer car, en réalité, j’ignore, et personne ne le saura jamais, si j’ai donné un nom à une chose qui existait et qui n’en avait pas, ou si nommer une chose qui n’existait pas l’a fait exister. C’est tout le mystère de l’imagination et de l’invention qui sont à la base du travail de la recherche. Ma proposition, pragmatique pour les uns, opportuniste pour les autres, a été embarrassante pour l’Unesco dans la mesure où elle s’inscrivait plutôt en faux vis-à-vis des démarches bottom-up exigées, du moins formellement, par la Convention. Celle-ci voudrait que les communautés porteuses d’un élément qui structure leur identité, fassent remonter à leurs instances étatiques, la demande d’une inscription. Dans le cas de cette candidature « particulière », pour user d’un euphémisme, la mission qui m’avait été confiée était de trouver, rapidement, un élément susceptible d’être inscrit au PCI de l’Unesco, et dont le contenu ne désavouerait pas la volonté affichée par le président de la République. Elle consistait aussi à argumenter cette candidature, conformément à l’esprit et à la lettre de la Convention, pour lui donner toutes les chances d’aboutir. Elle ne consistait ni à proposer une lecture des opportunités qu’offrait la Convention pour la défense des intérêts de la gastronomie française, ni à analyser les enjeux qui s’y attachaient. Le politique et les autres acteurs ne s’y intéressaient pas. Les objectifs qui animaient les conseillers du président, consistaient à médiatiser le Plan National de l’Alimentation (PNA), prévu pour 2010. Ceux qui animaient la MFPCA étaient, bien entendu, de faire inscrire la gastronomie à l’Unesco, mais aussi d’être nommée organisme gestionnaire du plan de sauvegarde figurant dans le dossier.
J’ai donc rempli la mission qui m’avait été confiée en formalisant l’élément qu’on me pressait de trouver, autour de l’idée d’une pratique sociale, celle d’un repas festif et occasionnel dont la culture gastronomique, celle du bien manger et du bien boire, constituait la référence.
Cette idée m’avait été inspirée de l’expérience mémorable d’un dîner d’anniversaire donné par mon vieil ami Pierre G., alors que j’entamais ma réflexion. Elle s’est, ensuite, construite de toutes pièces à travers la convocation de savoirs anthropologiques, historiques, sociologiques.
Cette proposition, la seule, dans le contexte de l’époque, susceptible de convenir au politique comme à l’Unesco, a été validée non sans mal. Mais elle a été progressivement vidée de son contenu, j’y reviendrai.
En menant cette mission, je n’ai pas fait mon métier d’historienne qui consiste à produire, non pas de la vérité, mais de la connaissance, et à en administrer la preuve par les sources. J’ai simplement exercé mon savoir-faire en recherche et cultivé mon goût pour l’étude de l’alimentation et des patrimoines, mon « intéressant » de chercheur, pour reprendre le mot de Paul Veyne.
Cependant, si le chercheur explore le plus souvent son intéressant sans l’idée d’un profit quelconque pour qui ou quoi que ce soit, sa recherche peut, à un moment donné, rencontrer une visée collective. Il est même rare qu’il en soit autrement, car le chercheur se trouve toujours engagé, volontairement ou pas, dans les contextes, les enjeux et les compromis politiques et idéologiques de son temps. La seule éthique à laquelle il puisse prétendre réside ailleurs que dans une supposée objectivité scientifique qui le conduirait à se penser dégagé de toute contingence contextuelle, de tout passé, de toute idéologie, de toute subjectivité, de toute conviction et de toute récupération collective. Car la recherche est à la fois imagination, passion et action.
C’est la raison pour laquelle j’ai pensé utile de revenir, à travers une analyse réflexive, sur la pratique que j’ai eue de ce dossier, et à réinvestir les résultats de cette réflexion dans une nouvelle action faite de propositions. J’ai souhaité pouvoir me situer au-delà de l’autocensure que suscitent immanquablement les fidélités dans lesquelles je suis inscrite et auxquelles je suis attachée, et au-delà du sentiment d’un certain devoir de réserve.
Ma démarche que j’ai pensée comme cette jonction qui pourrait se faire entre micro-histoire et égo-histoire, consiste à communiquer des éléments de connaissance, de chronologie, de contextualisation de ce dossier, seuls outils de la toute relative autonomisation et objectivisation du travail d’historien. Ce sont ces outils qui constituent le fondement de son travail critique, vis-à-vis de son engagement même. Le sociologue allemand, Norbert Élias, en avait fait une remarquable analyse dans la réflexion fondamentale qu’il avait menée sur les fragiles équilibres entretenus par le scientifique, entre l’engagement et la distanciation.