En cherchant à s’anoblir par adoubement à l’art contemporain, avec tout ce qu’il comporte de discursivisme et de nominalisme, la cuisine s’engage sur un terrain qui est, avant tout, celui de la forme et du signe. Au risque de passer à côté de sa spécificité et de reléguer au second plan ce qui lui donne sens. Tout se passe en effet comme si, pour devenir “art”, il lui fallait nécessairement devenir spectacle ou donner dans l’ornemental. Pourtant, contrairement à l’acception commune du terme1, l’esthétique ne saurait se réduire à la seule beauté plastique, à la dimension visuelle du sensible. C’est très clair avec la musique: la vue n’épuise pas l’es- thétique du sensible. Précisément parce qu’elle ne donne accès qu’à la dimension spatiale de l’esthétique. Or, par-delà le spectacle de la forme et la contemplation de la belle apparence d’un plat ou d’un tableau, c’est-à-dire de tout ce qui relève de la vue, il y a bien une esthétique des yeux fermés : celle du son, mais aussi, pourquoi pas, celle du goût, qui nous invite à interroger la dimension temporelle du sensible.
LE TEMPS COMME DIMENSION CACHÉE DE L’ESTHÉTIQUE
En réalité, le sensible est toujours temporel, même si la vue est incapable de rendre compte de cette dimension (le temps n’est jamais visible comme tel) : le monde que nous avons sous les yeux est spatialisation du temps, déploiement du temps dans l’espace. Même si l’immédiateté de la vision nous dissimule cette dimension, le sensible est en effet fondamentalement historique : dans le spectacle des choses, ce qui s’offre à notre regard, c’est bien de l’espace, mais de l’espace qui est le moment synchronique d’un processus diachronique. Toute forme est mise en forme. D’une part, parce qu’elle est le résultat d’un geste, d’un travail ; d’autre part, parce qu’elle s’inscrit dans le développement d’une culture, selon une dynamique dont elle n’est jamais qu’une étape. Le temps est donc toujours la dimension cachée de l’esthétique, celle qui n’est jamais sous nos yeux et qu’on oublie facilement, par une sorte d’illusion d’optique, où notre perception du monde ne nous fait saisir que les moments d’un processus, indépendamment de ce processus.
Tout l’enjeu de l’esthétique propre à l’art consisterait dès lors à tenter de matérialiser ce déploiement, à rendre l’épaisseur des choses, à pointer cette diachronie, pour donner accès à la vérité temporelle du sujet, nécessairement dynamique, et statique. Faire de l’esthétique une forme, et non une mise en forme dynamique, c’est en effet risquer de figer l’esthétique en esthétisme, c’est-à-dire en une forme qui ne réfère qu’à elle-même, une surface indépassable, où la surenchère formelle s’effectue au prix d’une sophistication vide de sens, car limitée à un signifiant réifié, momifié, sans histoire.
C’est le sens de la critique que nous adressons à “l’art culinaire” entendu comme pratique ostentatoire, qui tend à figer la cuisine dans un esthétisme aussi vain que déplacé : car en hypertrophiant la place de la vue par rapport au goût, à la faveur d’une contemplation qui n’est plus du domaine de l’appétence, et ne répond donc à aucune nécessité, la cuisine s’instantanéise en images, au détriment de sa spécificité, qui est davantage à chercher dans le temps, selon une logique qui la rapproche de la musique plus que de toute forme d’art muséal.
DE LA CUISINE COMME ART DU TEMPS ET DE LA NUIT
Sur ce plan, la musique possède un statut particulier : art du temps par excellence, elle n’est jamais prisonnière de la représentation et de la vue. (…) Si toute esthétique possède une dimension temporelle, la spécificité de l’expérience musicale serait donc de pouvoir aller jusqu’à se passer de l’espace, pour rendre sensible cette épaisseur temporelle des choses.
De ce point de vue, l’esthétique du goût rejoint celle du son. Tout comme la musique, la cuisine ne relève-t-elle pas en effet de ces “arts de la Nuit” qui s’apprécient les yeux fermés ? Fermer les yeux pour savourer : la découverte des nuances d’un vin, l’attention aux saveurs d’un plat ou les délices d’un repas, ne nous imposent-ils pas en effet un temps particulier, où la vue n’a plus sa place ?
Certes, contrairement à la musique, la cuisine ne saurait se passer totalement de la vue. L’assiette est nécessairement inscrite dans l’espace et s’offre d’abord au regard. Mais précisément, si la cuisine peut jouer avec l’aspect des choses et travailler leur forme, c’est pour mieux crever cette surface au moment de sa mise en bouche, à l’instant où la vue disparaît et où le goût surgit, comme la musique surgit du silence. De ce point de vue, pour avoir du sens, la vue doit d’abord aspirer à se faire l’indice du goût et renvoyer à ce goût : elle devient alors appétence, mise en bouche propédeutique, relayée par l’odeur (éminemment temporelle et fugace) pour préparer le moment de la dégustation, qui est dépassement de la forme et déploiement du temps.
C’est pourquoi la vision du plat, si elle permet l’identification du contenu de l’assiette, ne saurait être à elle-même sa propre fin et s’offrir à la contemplation pour ne renvoyer qu’à elle-même : la présentation qui s’autonomise pour devenir purement formelle, échafaudage de sucre ou décor de sauce, trahit la saveur ! Elle sombre dans un esthétisme narcissique, où la surface des choses est aussi vaine que la flatterie du miroir. Le spectacle du signe prend alors toute la place.
Et pourtant, même lorsqu’il y a surenchère sur la forme visuelle ou sur la marque, devenue signe, le goût est toujours là, bon ou mauvais, simple ou complexe. Même quand il n’est pas évoqué, il est là, comme une évidence silencieuse, et s’impose à nous au moment de la mise en bouche, là où les yeux sont impuissants…
C’est donc le goût qui permet à la cuisine de crever la surface du signe, de déchirer la belle apparence pour accéder à la diachronie du monde. Fermer les yeux pour savourer : abolir l’espace, dépasser la forme visuelle, et effectuer une plongée dans l’épaisseur temporelle de la sensation. La saveur d’un plat se déploie alors dans un espace intérieur, et évolue librement, de façon diachronique, c’est-à-dire dans la durée. Et c’est seulement à ce moment-là, au moment de la dégustation, que la cuisine rejoint la musique, que l’esthétique du goût prend le relais de l’esthétique visuelle, pour déployer un temps particulier, qui s’apprécie bien les yeux fermés.
POUR UNE SONATE EN CUISINE
Or, précisément, à ce niveau de notre analyse, notre critique de la cuisine ostentatoire et démonstrative rejoint celle que formule Wagner à l’encontre de l’opéra. En effet, la cuisine, pour s’élever au sommet de ses potentialités, ne devrait-elle pas tendre davantage à être une sonate qu’un opéra – qui ajoute à la musique une dimension visuelle et spectaculaire, au risque de faire passer l’essentiel au second plan ?
L’opéra, par sa nature visuelle, appelle en effet une instantanéité, qui va à l’opposé de la diachronie consubstantielle à la sonate, et à la musique en général. D’un côté, la sonate procède par mouvement, avec deux motifs qui alternent selon des développements successifs, de façon à introduire une progression. Tout comme un plat ou un verre de vin permet le déploiement et la combinaison de saveurs qui s’enchaînent dans un mouvement continu, comme autant de “notes de tête”, de “notes de cœur” et de “notes de fond”. De notes, précisément. Or, à l’inverse, l’opéra procède non par mouvements mais par numéros, d’une durée tacitement réglementaire d’environ cinq minutes. Par là même, elle favorise une instantanéité qui relève d’une sorte d’esthétique de la dosette : dans une alternance de parler et de chanter (d’aria et de récitatif) dont Wagner a bien vu tout ce qu’elle avait d’artificielle, (lui qui écrit des “drames lyriques”, et non des opéras dans la veine du grand opéra français de l’époque ou du bel canto italien à la Rossini), la musique se fractionne et se fige en “airs” aisément identifiables, propres à renouveler le spectacle en permanence pour ne pas lasser le public. Cinq minutes, c’est presque plus qu’il n’en faut pour avaler les dosettes “d’art culinaire” qu’on vous sert actuellement dans certains restaurants gastronomiques, sous forme d’un menu devenu enchaînement de hors-d’œuvre, petites bouchées aux saveurs instantanées.
Parcellisation des goûts et de la musique à numéros, montée en gamme de la mélodie et de l’air d’opéra, au prix d’un appauvrissement de l’harmonie et de l’orchestration, tel est donc le destin des arts du temps qui s’indexent sur l’immédiateté du spectacle ?
Fermons plutôt les yeux, et savourons. Et puisque la sonate en cuisine est inatteignable, la cuisine ne pouvant se passer de la vue, qu’elle se savoure comme un drame lyrique, non comme un opéra. Que la forme soit seconde, qu’elle soit le développement nécessaire et continu du sens, comme du goût, non celui d’une idée préalable, d’un code ou d’un discours. Car de même que la musique ne saurait être l’illustration d’un contenu ou l’accompagnement d’un spectacle, sous peine de devenir purement formelle, de même la cuisine devrait pouvoir se passer de discours, et de “concept”. – Il en est de la cuisine discursive comme des romans à thèse : “Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix” dirait Proust. Partir du goût. Et manger sans sous-titre ! – Là où l’image, la vision du plat ou de la scène du drame lyrique ne proviennent de rien d’autre que de la logique musicale ou gustative dont elles procèdent – qu’elles ne précèdent pas. (…)
Alors la cuisine pourra passer de la synchronie de la forme à la diachronie de son goût, et déployer du temps dans l’espace. Reste à saisir la qualité particulière de ce temps qu’elle déploie.
À première vue, c’est la mémoire qui constitue le temps fondamental du goût ; c’est d’abord elle qui semble lui donner toute son épaisseur temporelle. En effet, si chaque saveur, en bouche, se développe selon son propre tempo, avant de s’évanouir pour céder la place à une autre, jusqu’à épuisement du plat ; au même moment, le goût dépasse les bornes de sa matérialité fugace pour s’inscrire dans une dimension mémorielle, qui est celle du temps long. Il y a donc d’emblée une double temporalité du goût, celle de la saveur présente et celle de tout ce qu’elle déploie. (…)
On sait toute la puissance d’évocation d’un plat, en tant qu’il se réfère à un passé et rappelle un souvenir, bon ou mauvais, avec une acuité aiguë. C’est cette capacité de la sensation à faire revivre tout un monde qui à l’origine de La Recherche de Proust. La référence est utilisée à toutes les sauces, mais est loin de se limiter à l’extase d’une madeleine (Dieu merci). Car, par-delà les utilisations mondaines de la référence, une interrogation sur la nature des réminiscences proustiennes peut nous permettre de mieux saisir la spécificité de ce “temps perdu” puis “retrouvé”. En réalité, c’est sans doute loin d’être un effet du hasard si la quête du temps chez Proust prend son origine dans une saveur. Dans une saveur, puis dans une sonate, celle de Vinteuil, qui viendra déployer sa puissance d’évocation lors d’une soirée chez Swann. Une sonate et un goût, précisément : dans les deux cas, ce sont des sensations fugitives, mais qui transportent le narrateur dans un temps qu’il prendra d’abord pour celui du passé, du souvenir et de l’enfance, avant d’en comprendre la spécificité esthétique : “Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel que les deux (…) un peu de temps à l’état pur.”
Ce teste est extrait de Hors-d’Œuvre. Essai sur les relations entre arts et cuisines, Menu Fretin, oct. 2010.