Les dégustations classiques ont mis au premier plan le nez plutôt que la bouche : on renifle le vin plus qu’on le boit. François Caribassa revient ici sur l’importance de la bouche dans la dégustation du vin.
Extrait de Qu’est-ce que boire ? (chap. 9 : La bouche)
Après plus de cinquante ans de dégustation moderne, après qu’elle a franchi toutes les barrières pour passer du monde professionnel des œnologues à celui d’un public d’amateurs prêt à l’accueillir comme le dernier divertissement à la mode, que reste-t-il au juste du vin ? Existe-t-il toujours ? A-t-il disparu ? On a pu avoir l’impression que la falsification dont il est l’objet, qui s’étend partout, depuis les procédés de fabrication jusqu’aux techniques préconisées pour s’en désaltérer, avait fini par le détruire irrémédiablement, ou du moins par couper les hommes d’aujourd’hui du rapport qu’ils avaient longtemps entretenu avec lui, comme on entend souvent dire que nous sommes coupés de la nature ou du passé. Il n’en est rien. Le vin se tient comme il l’a toujours fait à portée de main de ceux qui veulent s’en saisir.
Certes, spiritualisé dans la dégustation, dépouillé apparemment de sa matérialité, il a semblé se transformer sous nos yeux en image. L’idée qu’il se confonde à ses parfums finit presque par aller de soi. Le mythe relativiste ainsi construit efface jusqu’aux certitudes les plus résistantes. Mais derrière le vide du discours publicitaire, derrière la triste irréalité de la condition moderne, le vin est toujours là. « L’intelligence, affirmait Malraux, c’est savoir qu’une carafe est une carafe. »* On ne saurait choisir meilleur exemple. Et le contenu de la carafe ne tend rien d’autre aux époques que le miroir, clair ou sombre, de sa surface, dans lequel elles peuvent contempler leur reflet. Si les innombrables masques du temps présent ont dissimulé le vin au buveur – derrière le marché, le fétiche, le spectacle, etc. – et si le vin semble s’y être prêté si complaisamment, c’est qu’il n’était pas mieux caché que la lettre volée du conte d’Edgar Poe, posée tellement en évidence que nul ne remarque plus sa présence.
Nous comprenons à présent que le vin n’est ici que la figure de toutes ces petites choses de la vie qui la rendent réelle malgré tout parce qu’il y a en elles quelque chose qui résiste à toutes les réductions et à toutes les interprétations.
Jacky Rigaux évoque pour nous les gourmets bourguignons de l’Ancien Régime. Aussi appelés piqueurs de vin, ils avaient pour métier de goûter les vins et d’en certifier l’authenticité. Ils fixaient aussi les prix. Le groupe le plus important, installé à Bercy, œuvrait au sein de la corporation parisienne des marchands de vin, mais on les rencontrait dans toutes les régions.
Rigaux a retrouvé les protocoles d’analyse employés à l’époque ; il a mis en évidence l’utilisation de termes tels que consistance, souplesse, viscosité, texture, vivacité ou encore minéralité. On le voit, uniquement des termes de bouche. De fait, les petites tasses dans lesquelles étaient prélevés les échantillons ne permettaient pas d’exploiter la perception olfactive, mais il est facile de comprendre que la bouche était un bien meilleur instrument, pour ces hommes qui ne disposaient pas des laboratoires modernes. « C’est le toucher de bouche qui dominait dans leur appréciation »**, écrit Rigaux. Cette « dimension tactile » rappelle l’analogie textile bien connue des lecteurs de Rabelais. Le « vin de tafetas, bien drappé de bonne laine », n’éveille pas que des souvenirs scolaires, il suggère surtout une imagination sensuelle liée aux tissus. Pour retrouver dans le vin la sensation du velours, du taffetas ou de la soie, « il suffit de toucher les étoffes, car les cellules réceptrices de la main sont de même nature que celles installées en notre palais », écrit encore Rigaux.
Les comptes-rendus actuels de dégustation négligent autant « l’éclatante viscosité » des tanins que la sensation de « ressort matelassé » qui définit une parfaite souplesse ; ils ont aussi oublié la délicatesse conférée par la fraîcheur d’une acidité optimale, notion qui est aujourd’hui complètement passée à l’arrière-plan. Mais il faut bien constater qu’une autre approche de la dégustation a existé. Du Moyen Âge à la veille de la Révolution, les gourmets goûtaient le vin en le buvant.

Dans Le Goût du vin, Peynaud n’accorde à l’analyse en bouche qu’un résumé de trois pages – dont deux consacrées à une attaque en règle contre la notion de minéralité. Le reste, sous le titre Sensations somesthésiques (qui proviennent du corps), ne compte quasiment pas. Déjà, on s’en souvient, la plume complaisamment méprisante de Max Léglise décrivait ainsi les impressions buccales : « rudimentaires, peu nombreuses et, en somme assez banales ». Leur grande variété suggère, au contraire, que l’essence du vin n’est pas tout entière dans l’intangible. La biologie elle-même vient soutenir cette hypothèse. Ce qu’on appelle le goût est réellement un mélange d’odeurs transmises par l’intermédiaire des fosses nasales (nerf olfactif), de saveurs (nerf gustatif) et de très subtiles impressions tactiles, par lesquelles sont mesurés pressions, textures, températures, douleur et plaisir (nerf trijumeau).
La dégustation classique, par la faute de laquelle le vin, apparemment devenu gazeux, n’est plus bon qu’à être reniflé, ne fonctionne pas. Elle se fonde sur le refus de la bouche comme organe de connaissance parce que pour elle, le fait que les sensations s’y présentent mélangées ne permet pas l’analyse. Mais toute perception authentique du goût est avant tout synthétique. Ce n’est que sur cette synthèse que peuvent être élaborées les rêveries du vin, qui se révèle ainsi parfaitement capable de susciter son propre imaginaire.
C’est de cette manière qu’il faut comprendre la fascination des littératures anciennes pour les étoffes, qui déclinent les variations de leur contact comme la peinture et la sculpture modulent à l’infini les formes du drapé. Métaphore désuète encore transparente de nos jours, le vin de taffetas réunit dans une même expression les deux plus importantes industries françaises du début de l’époque moderne. Expression d’une même sensualité, le vin et le textile suscitent des désirs semblables. Douce et brillante ainsi que la peau d’une jeune femme, l’étoffe rêvée appelle les caresses comme le vin, souple et vif, provoque l’envie du baiser. Le faire rouler autour de la langue et contre les joues mène à la même volupté, à un flirt charnel et enivrant, dans lequel il se donne bien plus que par n’importe quel type de dégustation.
Comprendre cette sensualité et en faire le principe de la consommation du vin, mais aussi d’un rapport plus profond à la vie, c’est ce que signifie boire. Le vertige des sens amène à la rêverie de la matière, et cette dernière indique la voie vers une poésie où ce trouble s’exprime dans toute sa beauté.
* In Roger Stéphane, Tout est bien.
** Jacky Rigaux, Viticulture de qualité et dégustation géo-sensorielle du gourmet en Bourgogne, in Le Bon vin, Actualité de la pensée de Roger Dion.
